Quand vous êtes au fond du gouffre, il peut être parfois difficile de se relever. New York, une synagogue, quelque part à notre époque, un rabbin met un terme à son office plus tôt que prévu, fatigué émotionnellement face à une assistance plus absente que présente après des années à se poser des questions sur la justesse des actions supposées de son Dieu et la nécessité de son sacerdoce qui en découle.
»Pourquoi de mauvaises choses arrivent aux gens biens ? »
On ne sait pas vraiment d’où vient cette amertume, mais elle aura fini par avoir le dessus sur lui et faire fuir le peu de fidèles que sa congrégation pouvait encore compter. Et avec cette périclitation, les dettes se sont accumulées. Cet homme, c’est le rabbin Russell Stone dont la vie va prendre un tournant décisif cette nuit.
»I’m not awake yet »
Il apprend par le biais d’un inspecteur de police qu’un certain Jack Lauder, ancien membre de sa congrégation, est mort dans d’étranges circonstances, et qu’il lui lègue au passage la somme de dix mille dollars. Il n’en faut pas plus au flic pour tenter un rapide et facile rapprochement entre la mort de Lauder et la soudaine fortune qu’elle apporte à notre rabbin.
Suspecté et sa conscience le travaillant, Stone ne peut se résoudre à rester et accepter sans agir ce cadeau venu du ciel. Il lui faut comprendre pourquoi ce Jack, avec lequel il s’était brouillé quelques années auparavant, lui a laissé autant d’argent, mais aussi pour quelle raison il est mort. Sous couvert de la Shiv’ah, un rituel judaïque du deuil, il décide d’abord de rendre visite à la veuve de Lauder. Ainsi débute sa traversée de la nuit….
Sur fond de musique jazzy et de quelques morceaux joués au violon d’inspiration sans doute yiddish, nous accompagnons l’acariâtre rabbin dans New York le temps d’une soirée avant la révélation finale (et son clin d’œil à Monkey Island), le tout dans une ambiance de film noir que le James Gray de »Little Odessa » n’aurait sans doute pas renié. La première chose à faire est alors de trouver l’adresse de Jack Lauder, sa maison ou son appartement. Ceci fait, Stone y fait forcément la rencontre de la veuve, la femme de Jack. Une rencontre fatidique et difficile pour le rabbin, sachant l’histoire qu’il y a eu entre lui et les Lauder. Circonspecte, la veuve n’arrive pas à croire Stone capable de trouver le meurtrier de son mari.
Toute l’histoire tourne autour de ce problème auquel vient se greffer un plus intime et profond. En cherchant à découvrir le meurtrier de l’agneau égaré, Russell Stone va aussi devoir retrouver sa foi perdue depuis longtemps déjà. Jeu d’aventure classique en surface, il reste sur le fond le moyen de raconter une histoire mature dans un contexte réaliste et contemporain ce qui tout de suite étonne, sachant que nous étions jusque là plus habitués au surnaturel et à la science-fiction de la part des productions de Wadjet Eye Games.
Histoire de remettre rapidement The Shivah dans la chronologie du jeune développeur et éditeur indépendant, il faut savoir qu’il a été développé par Dave Gilbert dans le cadre d’un concours pour ensuite être amélioré et devenir ainsi son premier jeu commercial, à la suite de quoi il créa Wadjet Eye. Alors dire que The Shivah a eu son importance dans l’avenir de cette boîte ne serait pas exagéré, mais pourtant, ce qui étonne le plus, c’est le choix de Dave Gilbert. Raconter une intrigue de ce niveau, sur la question d’être rabbin, juif et d’avoir des problèmes avec sa propre foi, avec une affaire de meurtre au premier plan est audacieux à bien des niveaux. Et plus encore quand l’intrigue est servie par une qualité d’écriture d’excellente qualité jouant beaucoup sur des non-dits et d’autres subtilités de langage.
On aurait pu croire que le fait de prendre un rabbin comme personnage principal et de nous plonger ainsi dans le monde de la religion juive aurait pu être un frein sans avoir les connaissances nécessaires. Il est vrai que par moment, les protagonistes ont recours à des mots spécifiques à cette religion, mais un dictionnaire des quelques termes utilisés aidera le plus novice d’entre tous, notamment dans la résolution de certaines énigmes.
L’intelligence du récit est d’avoir su plonger le joueur-spectateur dans un univers qui peut lui être inconnu tout en ne demeurant pas trop obscur. Car après tout, les thématiques soulevées par The Shivah aurait pu très bien s’appliquer à une toute autre confession, voire même à un athée. Il n’est pas tellement question de croyances religieuses mais plutôt du parcours personnel d’un homme qui s’est perdu lui-même au cours de sa vie et qui tente de se retrouver. Car au final, cette shiv’ah est plus le deuil du rabbin et de ce qu’il était que celle du mort.
»I haven’t opened my eyes »
Le gameplay pour faire simple joue dans la même catégorie que n’importe quel autre jeu d’aventure, excepté quelques différences rafraîchissantes bien que mineures. On ne s’amusera pas à collectionner le moindre objet dans The Shivah qui tend à prendre réellement une allure d’enquête de police à l’ancienne. Ce que je veux dire, c’est que vous n’aurez pas à résoudre d’énigmes en combinant des objets afin de débloquer la situation, non dans le cas présent, tout se passera au travers des dialogues et de votre pouvoir de déduction. Par exemple, à un moment donné, il vous faudra trouver le nom d’une personne en observant autour de vous et en glanant l’information nécessaire. Une recherche avec ce nom sur votre ordinateur vous permettra ensuite de trouver l’adresse de la dite personne. Votre déduction vous permettra ainsi de créer des liens dans l’intrigue et ainsi peu à peu de construire l’histoire et d’y avancer.
La seule chose que votre inventaire peut contenir sont des mots qu’il vous sera possible d’utiliser lorsque vous interrogerez une personne. La dialogue est une étape nécessaire, et plutôt que de vous proposer une série de réponses classiques, ils vous faudra souvent répondre en choisissant l’émotion qui lui sera associée comme une réponse agressive, mesurée ou de rabbin. En effet, ironiquement, avant même l’écran titre, une citation s’amuse sur le fait qu’un rabbin répond toujours à une question par une autre question. Voici donc la réponse rabbinique. Plutôt que de verser dans le sophisme, la réponse rabbinique dans The Shivah est le moyen de révéler des choses enfouies ou de déconcerter l’adversaire lors de certains affrontements.
Pour autant, The Shivah est assez peu difficile et peut se finir en moins de temps qu’un film de 90 minutes, grand maximum. Il y a peut-être deux ou trois moments où l’on bloquera bêtement, mais rien de péremptoire. Sa courte durée de vie est peut-être le seul véritable défaut de ce jeu mais aussi une qualité en soi. J’aurai bien aimé qu’il y en ait un peu plus, la fin arrivant un peu brusquement. J’aurai aimé que certains personnages bénéficient d’un traitement un peu plus étoffé. Mais d’un autre côté, le risque de prolonger une telle histoire sur des heures durant l’aurait sans doute rendu indigeste ou sclérosée par la lourdeur d’un récit qui s’enlise.
Classique sur la forme, mais riche sur le fond, The Shivah, dans une édition Kosher aux graphismes rehaussés mais cohérents avec le style Wadjet Eye, étonne par la maturité de son propos et toute l’implication émotionnelle qu’il apporte, le tout servit par un casting de qualité, notamment Abe Goldfarb qui campe le rabbin Russell Stone. A moins de cinq euros, et malgré le fait qu’il soit particulièrement court, il serait bête de passer à côté si une bonne histoire singulière dans un univers peu (ou pas) abordé est ce que vous recherchez.