Il y a des moments comme ça où il faut savoir prendre du recul, pour par exemple arriver à maîtriser notre colère intérieure, savoir canaliser notre rancœur dévoratrice, voir les choses avec un œil neuf. L’affaire qui nous intéresse dans le cas présent concerne un jeu, de la famille des »Pointandclickus », un spécimen que l’on pensait disparu depuis de nombreuses années de la planète, excepté dans les landes perdues de la Germanie occidentale, et qui peu à peu, par l’effort sans concessions de quelques passionnés, retrouva les verts pâturages des terres de la »Vidéoludie ». Si je digresse, ou régresse, je m’en excuse, mais parler de Broken Age ne sera pas chose facile.
Broken Age est une promesse.
Une promesse sacrée qui a été passée entre un homme, son studio et de nombreux fans en pleurs de joie. Véridique. Plus rock and roll, tu meurs. Pour tout vous dire, sans cet homme, Tim Schafer qu’il s’appelle d’après les légendes, et son studio, Double Fine, votre serviteur n’aurait jamais fait connaissance avec la plate-forme Coup de Pieds aux Fesses, pardon – digression – Kickstarter, et son formidable panorama de projets en ébullition et de promesses à tenir parfois intenables. Le projet de Double Fine et Tim, en cette bonne année 2012, était d’apporter à nous, joueurs de la première à la dernière heure, amoureux de la pétanque façon jeu d’aventure (tu cliques ou tu pointes ?), un jeu d’aventure old school. Avec de telles paroles, nombreux furent celles et ceux qui s’imaginèrent un Day of the Tentacle, un Full Throttle ou un Grim Fandango bis. Repetita mais peu nous importe, cela aurait suffit à un public qui se berce de nostalgie pour mieux réfuter un monde qui change trop vite.
Après tout, »ce n’est pas comme si le genre avait disparu! » peuvent légitimement se dire certains, mais aussi séduisantes et plutôt réussies soient-elles, les productions diverses d’un Telltale ou d’un Daedalic n’avaient pas réussi à reproduire les sensations et le ressenti procurés par les jeux de l’âge d’or. Je ne parle pas de qualité de l’œuvre, mais de feeling. Peut-être un Wadjet Eye, dans sa volonté spartiate de reproduire des recettes trop longtemps oubliées, allant jusqu’à se couper d’une course mondiale aux plus jolis shaders, en se contentant de résolutions en dessous de la limite légale et de gros pixels qui feraient tâche sur n’importe quelle cravate, a-t-il réussi à toucher du bout du doigt le Saint Graal tout en s’en éloignant suffisamment pour offrir sa sauce bien à lui ?!
Mais pas la moindre trace d’une tentacule à l’horizon, seulement quelques disciples qui ne peuvent encore prétendre à la maturité du maître, ou à son talent tout simplement ! Alors forcément, quand une campagne de levée de fonds nous promet monts et merveilles d’autrefois, c’est avec une joie instantanée que j’ai jetée mon argent au fond d’un puits qui se révélera (presque) sans fin. Reste donc les questions : cela valait-il vraiment le coup d’attendre aussi longtemps ?
Vella et Shay sont dans un bateau…
Double Fine Adventure était le petit nom donné à ce projet au départ, et, c’était à peu près tout ce que le studio avait à nous montrer. Pas vraiment de concept art ou l’once d’une idée de ce à quoi on aurait droit concrètement. Non, le seul os à ronger qui fut donné était Tim, son talent et son équipe au service de la réalisation d’un jeu aussi bon que dans les confitures de grand-maman. »Chouette, prenez mon argent et fermez-la ! » Et parce-qu’il faut bien un jour lui donner un nom et montrer quelque chose – Double Fine Adventure faisait trop narcissique – il est devenu Broken Age. L’âge cassé, en deux pour être exact, celui de Velouria (Vella pour les intimes) et celui de Shay. Ces deux adolescents en pleine croissance, aux mondes radicalement différents et opposés, sont appelés à s’entrechoquer, non ?
Le choix vous appartient. Shay et Vella sont endormis, l’air serein. Le curseur de votre souris viendra réveiller l’un des deux, et ainsi démarrer son aventure. Ce choix n’a que peu de conséquences, n’ayez peur, vous pourrez à tout moment par le biais de l’inventaire, revenir sur la belle métisse ou l’explorateur de l’espace.
L’histoire de Vella est celle d’une jeune fille au destin tragique. Elle est réveillée par sa petite sœur qui la presse. Vella, lasse, la suit jusqu’à sa maison. Une petite fête pas vraiment surprenante est donnée en son honneur, des gâteaux remplissant la maison de leur parfum sucré. Le jour J approche à grands pas. »Mais quel est-il ? » me demandez-vous les yeux plein d’étoiles. Et bien chers enfants, la tradition du village de pâtissiers de Vella (anciennement des guerriers, mais cela appartient au passé) veut que plusieurs jeunes demoiselles soient sélectionnées dans le but de servir de repas sacrificiel à Mog Chothra, une créature immense dont la simple évocation fait trembler toutes les peuplades de cette planète. En échange du sacrifice consenti, le grand et majestueux Mog Chothra ne détruira pas le village. Ce rituel se répète d’une ville à l’autre. Alors que pour la plupart des jeunes filles en fleur, être choisi pour vivre au sein de l’estomac du Mog est considéré comme un immense honneur, pour Vella, tout ça est absurde et elle préférerait que son village prenne les armes pour ôter la vie à l’immonde créature.
Elle aura beau s’égosiller, sa voix ne trouve écho chez personne, excepté peut-être chez son ancien combattant de grand-père. Vêtue de sa plus belle parure, elle se retrouve au milieu de ses compagnons d’infortune trop heureuses de devenir un met quatre étoiles. Rebelle jusqu’au bout, Vella parvient, à l’aide d’un oiseau et d’une accumulation de stratagèmes possibles par le biais d’énigmes typiques d’un jeu d’aventure, à s’enfuir vers les cieux. Il ne s’agit là que du début de son histoire, celle d’une jeune adolescente qui essaye tant bien que mal de se battre contre un ordre établi et un destin tout tracé par les adultes qui l’entourent. Sous la forme d’une quête pour sa liberté, et la destruction de Mog Chothra, Vella multipliera les rencontres, parfois hors normes, comme cet arbre affligé du peu de considération de la race humaine pour sa condition d’esclave d’un bûcheron et de son désir obsessionnel à faire des tabourets.
Shay tombe à l’eau
Alors que Vella se bat pour garder sa vie, Shay tente de faire de même, mais sous un angle totalement différent. Vella était confrontée à la dureté d’une réalité sans concessions, alors que Shay est simplement materné jusqu’à l’étouffement par une intelligence artificielle qui se fait appeler »Mère » et qu’il nomme froidement »Ordinateur » (référence à Alien, le huitième passager ?). En effet, il vit seul dans un immense vaisseau spatial qui lui sert de maison depuis son plus jeune âge, entouré de sa »mère », sous la forme d’un soleil au visage humain, son »père », une lune du même niveau mais plus discret sur son amour paternel, et quelques »amis » tissés sur mesure par »maman » pour son »fiston » adoré.
Shay n’en peut plus de démarrer ses journées sous le regard constant d’une IA débordant d’affection et ayant peur à la moindre occasion pour son fils d’adoption chéri. C’est un peu comme un 1984 de George Orwell version maternelle. Tous les jours, c’est la même rengaine et cette constante illusion du choix symbolisée par une douzaine de boîtes de céréales cosmiques, sans parler de cette cuillère robotique névrosée qui n’en peut plus d’attendre que vous l’utilisiez. Tous les jours, les activités se résument à des actions héroïques simulées sous la forme de jeux inoffensifs pour la santé de Shay, et ce sans la moindre surprise.
Alors quand les choses ne se déroulent pas comme prévu lors de l’une de ces activités, la rencontre avec un être mystérieux à la fourrure noire, vivant depuis on ne sait quand dans les entrailles du vaisseau, sera l’occasion rêvée pour Shay de s’échapper d’un quotidien trop prévisible et sans imprévu ni aventure. En pleine crise de l’adolescence, Shay se rebelle contre l’autorité parentale, tout comme Vella, mais à sa façon, dans un contexte d’apparence bien moins dramatique que l’idée de se faire dévorer par un monstre haut comme un immeuble de cinq étages. Deux parcours qui semblent différents et pourtant que tout rapproche, voici l’histoire de deux individus qui aimeraient bien ne plus être considérés comme des enfants.
Mais où est donc Ornicar ?
Voilà une question existentielle que je me pose tous les jours depuis l’école primaire. Personne n’a jamais retrouvé Ornicar. Mais passons, je digresse car je ne savais pas comment enchaîner sur ce chapitre qui va suivre, celui de mon avis personnel (le seul, l’unique) sur la question : alors Broken Age, c’est de la boulette ? Autant l’avouer tout de suite, il est absolument magnifique. On retrouve avec lui cet amour de l’artisanat comme à la maison, de la production soignée et joliment dessinée. Chaque décor est un tableau fait avec des pastels et des craies, ou de la peinture à l’eau aux milles couleurs. L’écrin est vraiment de toute beauté, jusque dans ses menus, et les protagonistes de l’histoire sont autant de marionnettes – vraiment on dirait ça en les voyant bouger – aux visages très expressifs. Là-dessus, il ne déçoit vraiment pas et demeure du début jusqu’à la fin de ce premier acte, très, vraiment très agréable à regarder, même si sur le style pur, on se rapproche plus d’un conte pour enfant que de l’univers comics et mature d’un Full Throttle.
Derrière l’enchantement des mirettes se trouve également celui des tympans. Peter McConnell offre à Broken Age une très jolie bande-son, avec des titres globalement discrets, tout en douceur, parfois joyeux et d’autres jouant sur des tonalités plus inquiétantes. Les flûtes, les cordes, les timbales, les instruments nous jouent une excellente partition qui ne ferait pas rougir un film hollywoodien, et même, certains thèmes ont des sonorités qui pourront rappeler le meilleur d’un Goonies ou d’un Indiana Jones, ou plus proche de notre domaine, Monkey Island. Et ce n’est pas pour me déplaire.
Sur le terrain du jeu et de ses mécaniques en elles-mêmes, je n’ai pas vraiment grand chose à dire sur leur fonctionnement. Il y a des énigmes et il faut tout simplement les résoudre pour passer à la scène suivante. Il y a aussi des dialogues (avec questions multiples), savoureux par ailleurs. Il n’y donc rien de nouveau là dedans. Rien que du très classique, avec cependant une note qui peut faire tâche, dans le sens où l’ergonomie est certes simplifiée pour une jouabilité plus agréable, et elle l’est, mais en même temps a oublié la complexité et la richesse de ses aînés.
Et c’est là dessus que Broken Age peut blesser et donner l’impression qu’il ne tient pas sa promesse initiale. Aussi bon et agréable soit-il dans d’autres départements, il souffre d’une trop grande simplicité. Les énigmes ne sont en effet pas très compliquées, et les actions sont contextualisées au possible et n’invitent que trop peu à une véritable réflexion, surtout en face d’un Day of the Tentacle avec ses choix entre les verbes »donner, ramasser, utiliser, ouvrir, regarder » et j’en passe.
Il semblerait que Broken Age ait cédé aux sirènes du tout venant et été simplifié dans le but de correspondre au plus grand nombre de plus en plus habitué aux jeux d’aventure accessibles et centrés sur l’histoire au détriment de puzzles tarabiscotés et pas toujours, il est vrai, logiquement plausibles. Après tout, un Walking Dead a bien choisi de privilégier la narration en laissant de côté le gameplay. Mais ici, le problème est encore et toujours cette promesse entre nous et Double Fine. En y réfléchissant de plus près, il s’agissait de nous offrir un jeu d’aventure, et tout le monde a assumé que l’on aurait droit à quelque chose dans la droite lignée d’un Jour de la Tentacule et de ses copains rétro.
Ce n’est pas le cas, et on peut se sentir frustré sur la question. Mais globalement, le voyage reste superbe. Il y a toujours l’humour et la dérision propres aux autres productions du studio, mais de façon beaucoup plus mesurée et subtile. Le sous-texte qui semble se développer donne l’impression qu’une vague de paternité et de maternité au sein du studio a du influencer certains choix scénaristiques qui vont au-delà d’un récit de science-fiction bien chaloupé et inventif, à l’image de ce robot tisseur d’écharpes permettant le voyage spatial. Le thème général abordé semble au premier abord enfantin et très éloigné de l’humour cinglant des précédentes œuvres de Tim Schafer. Pourtant, en grattant, on se rend que le scénario est plus mature et intelligent, nous offrant un retournement final absolument délirant ! Ce qui conclut ce premier acte de la plus belle des façons, tout en nous laissant choir avec la frustration de ne pas avoir le jeu complet, là, tout de suite, maintenant.
Frustration, quand tu nous tiens
Broken Age, c’est plein de choses à la fois. C’est un jeu très bien fini, soigné comme on aimerait le voir plus souvent. Je n’ai pas envie de diminuer le travail des autres studios, surtout que Double Fine a aussi ses défauts par moment, mais il est impossible de ne pas voir la claque qu’ils leurs mettent. C’est réellement un très beau jeu, surtout en mouvement, les musiques sont splendides, je n’ai pas eu le moindre bug, la progression est fluide, le menu d’inventaire simple et agréable. Les dialogues sont réellement bien écrits, les situations y sont très souvent cocasses et pleine d’imagination. C’est drôle, parfois touchant, sans trop en faire et très imaginatif – oui je me répète. Et c’est aussi admirablement bien doublé, ce qui aurait été un comble quand on a un Jack Black, un Pendleton Ward et un Elijah Wood au casting. Rien que ça !
Je pourrai continuer la liste de ses qualités, car elles sont nombreuses, et rappeler ensuite que c’est aussi trop facile et moins riche ou complexe qu’une tentacule, encore elle, sans pour autant jouer du refrain »c’était mieux avant ». Non, le plus gros souci que nous a révélé ce premier acte est le manque de déférence avec laquelle Double Fine, et par conséquent notre ami Tim, a traité son propre projet. 400 000 dollars ont été initialement demandé pour plus de trois millions récoltés au final. Alors certes, Timmy a dit avoir trop écrit, car il vrai que tout cet argent, il fallait bien l’utiliser. Mais en fin de compte, ces trois millions n’ont pas été suffisants pour finir avec un jeu qui a été coupé en deux actes, le deuxième n’arrivant que plus tard dans l’année. Or, il y a un petit souci. On commence à se demander, et ce de façon légitime, ce qu’aurait bien pu donner ce jeu s’il n’avait récolté que la somme demandée au départ, tout en sachant que ce premier acte ne dure à tout casser que QUATRE HEURES ! Cinq au maximum. Il reste donc une seule option à Tim et son équipe, et celle-ci est de nous offrir un second acte grandiose, plus conséquent et surtout beaucoup plus long.
Pour conclure, je ne cracherai pas sur ces quatre heures, tour à tour surprenantes et magiques. Je suis instantanément tombé amoureux de cet univers très inventif et de ses personnages un peu dingues. Reste une chose, et c’est cette impression de n’avoir joué qu’à une simple introduction, comme une entrée sans le plat de résistance. L’attente sera par conséquent très longue. Si vous aimez les jeux d’aventure principalement pour leur histoire et leurs personnages, vous devriez être servi. Là-dessus, Broken Age est une merveille de tous les instants, mais n’espérez pas y retrouver le même mordant que dans les autres productions de Tim Schafer. Ici, tout y est en retenue. Son allure de conte devrait vous mettre la puce à l’oreille. Il est aussi trop simple et trop court, ce qui fait un peu foutage de gueule pour ceux qui ont backé le projet, mais bon, ce fut quand même bon. Reste à voir l’acte deux pour savoir s’il saura transformer l’essai ou se plantera misérablement.