Il est toujours triste de devoir dire au revoir à des personnages auxquels on s’est particulièrement attachés. Cela peut arriver avec un livre, un film ou une série télévisée, et même un jeu. Malheureusement pour nous, Epiphany est le dernier des Blackwell et met un point d’honneur à conclure la destinée de Rosangela, notre médium préférée à la glorieuse chevelure rousse, et de son guide spirituel, Joey Mallone. C’est le temps d’une nuit dans un New York enneigé que ce nouvel épisode prend place et va se charger de répondre à quelques questions restées en suspens.
Let it snow
Tout démarre à l’avenant comme toujours dans un Blackwell, avec Rosangela (Rosa) et Joey qui mènent leur enquête sur un possible spectre égaré à qui il faudra faire, une fois de plus, prendre conscience de sa propre mort et ainsi le guider vers la lumière et la délivrance. C’est aussi l’occasion de nous refaire la main avec les deux comparses. Un tutoriel intelligemment déguisé donc, qui nous permet de reprendre nos marques. Joey en tant que spectre pourra toujours passer au travers des portes, tandis que Rosa agira sur le monde matériel, faisant d’eux un duo autant complémentaire que complice.
Alors qu’ils viennent tout juste de sauver leur dernier fantôme pour la soirée, un homme apeuré s’approche d’eux en appelant à l’aide Rosangela. C’est sous les yeux ébahis de cette dernière et de Joey que l’homme en question est tué de plusieurs balles. Mais alors que son âme quitte son corps, celle-ci est littéralement arrachée en deux dans un cri de souffrance insupportable. Le ton est donné. Plus glauque, plus effrayant dans un sens, Epiphany met la barre bien plus haut qu’auparavant pour ce qui est sans doute le plus intense des Blackwell.
Une recette de famille
La recette est fondamentalement la même. Joey traverse les murs, et avec sa cravate, il peut créer un lien entre le spectre errant et Rosa, qui les libérera alors en les laissant rejoindre la lumière au bout du tunnel. Rosa enquêtera pour sa part en interrogeant les vivants, ce que ne peut faire Joey, bien évidemment, et en faisant ce qu’il est possible de faire dans un jeu de ce genre. Pour autant, il ne faut pas s’attendre à une simulation de police scientifique. Le jeu nous dicte nos pas, et les siens sont dictés par l’histoire. Même l’inventaire n’a qu’un intérêt tout relatif et ne sert qu’un seul but, et c’est celui de nous donner accès à quelques rares objets ramassés qui trouveront une utilité quand ils devront en avoir une. Et c’est un peu là tout le génie de ce Blackwell, aussi des autres, mais encore plus ici tant on approche de la perfection en terme de construction.
Rien ne semble avoir été laissé au hasard. Les objets, que cela soit une carte magnétique ou je ne sais quoi, sont habituellement au centre de ce qui font qu’un point and click est un point un click. Mais plutôt que de verser dans la collectionnite aiguë, un Blackwell préfère y avoir recours quand cela est jugé nécessaire dans l’histoire. On ne ramasse finalement pas grand-chose, et la plupart du temps, tout passe par le dialogue. D’ailleurs, le téléphone remplace définitivement le carnet de notes, tout en gardant le fait qu’il faudra croiser certaines informations pour pouvoir poser les bonnes questions aux bonnes personnes, une fois un indice supplémentaire trouvé grâce à internet ou autre.
Blackwell Epiphany est la quintessence même du travail de Dave Gilbert. Il s’agit d’un jeu très bien conçu dans tous les sens du terme. Contrairement à d’autres titres du même genre qui peuvent parfois sembler ridicules dans leur gameplay face à une histoire qui se veut plus adulte, ici, ce n’est pas le cas. Il y a bien de l’humour par moment, sans doute pour relâcher un peu la tension d’une atmosphère bien plus lourde qu’à l’accoutumé, mais le sentiment qui m’est resté est celui d’un jeu où tout fait sens, et est resté crédible dans la mesure du possible, car cela reste malgré tout une histoire de fantômes.
Ce que je veux dire, c’est que chaque obstacle amenant un instant de réflexion s’est fait en accord avec la narration sans apparaître comme étant hors propos, la majeure partie du temps en tout cas. Évidemment, il arrive que parfois il y ait quelques moments de flottement quand on tourne en rond sans savoir quoi faire, mais cela m’est arrivé rarement donc il m’est difficile d’en tenir rigueur au jeu plus qu’à moi-même. Dans son ensemble, la narration ne fut pas entachée par ce genre de problème, et Joey est toujours là pour vous offrir un indice au cas où vous vous sentiriez perdu.
Une histoire de famille
Il est impossible d’aborder Blackwell Epiphany sans parler de ce qui fait l’essentiel de son intérêt, c’est à dire son intrigue et ses personnages, tout en évitant d’en révéler le maximum possible. Plus sombre, plus mature même s’il était difficile de faire mieux de ce côté là que les précédents volets, un peu comme dans la comédie humaine de Balzac, Dave Gilbert s’est efforcé de créer un univers crédible et vivant dans lequel plusieurs habitants de la ville qui ne dort jamais se croisent et se re-croisent. En effet, Epiphany vient créer du lien avec Legacy, Unbound, Convergence et Deception, voire même au-delà.
Des personnages reviennent ou sont évoqués, il y a une référence plus qu’évidente à The Shivah, le premier jeu de Wadjet Eye, et d’autres clins d’œil qui trouvent une résonance habile dans le final grandiose qui nous attend avec cette idée que nous sommes tous connectés les uns aux autres. Comme toujours, on flirte avec la spiritualité tout en laissant le soin au joueur d’en tirer ses propres conclusions et en évitant soigneusement de donner des réponses trop définitives. Des blancs sont pourtant remplis, et il est intéressant de voir comment tout finit par se rejoindre.
Epiphany est même parvenu à plusieurs reprises à me surprendre. Alors que je pensais avoir atteint le point culminant de l’émotion et des révélations à découvrir, le scénario parvient encore à me prendre par surprise en m’offrant de nouveaux rebondissements toujours justes et bien amenés, qui montrent une belle maîtrise dans son écriture, comme si les très bons dialogues toujours aussi magnifiquement doublés ne suffisaient pas, tout en distillant avec parcimonie sans jamais trop en faire des passages très intenses que l’on aurait pu penser insoupçonnables dans un jeu aussi pixelisé.
Dave Gilbert se s’est pas reposé sur ses lauriers et a osé prendre quelques risques. Peut-être oserai-je émettre un léger bémol sur une fin certes appropriée mais prévisible. Et pourtant, quelle expérience plaisante malgré une ambiance bien plus pesante et pessimiste qu’auparavant, tout du moins au début. Il faut dire que jusque-là, la mort voulait simplement dire qu’il fallait rejoindre un autre monde en tant qu’âme. Alors quand quelqu’un ou quelque chose en vient à détruire ces âmes, tout devient tout de suite plus effrayant, et les enjeux plus importants.
Toutes les réponses seront apportées, et comme moi, vous ne pourrez que saluer Wadjet Eye d’avoir su y répondre avec intelligence et sensibilité.
La fin d’une époque
C’est en conservant son esthétique rétro qu’Epiphany nous accueille dans ce qui est le plus beau des Blackwell. Les habitués des productions de ce studio ne seront pas dépaysés mais remarqueront à quel point les graphismes sont bien plus fins qu’auparavant, distillant entres les noirs quelques couleurs lumineuses, apportant une ambiance de nuit très bien restituée, le tout toujours souligné par du jazz pour les phases d’enquêtes et des mélodies plus mélancoliques quand une scène l’exige. Wadjet Eye poursuit donc dans sa volonté de réaliser ses jeux dans la plus pure tradition de l’ancienne école, et ce n’est guère déplaisant quand c’est aussi bien fait.
Wadjet Eye a donc réussi son pari en nous offrant un final digne de sa série désormais culte. Mais le plus important est de voir à quel point ils sont arrivés à nous offrir un jeu parfaitement rôdé et difficilement critiquable, qui fonctionne de bout en bout sans aberrances outrancières. J’aimerai cependant mettre spécialement l’accent sur ce fourmillement de vies qui s’entrechoquent et qui ont forcément une influence les unes sur les autres. A la mesure des meilleurs romans, Epiphany tisse les derniers liens qui ont pu ou unissent encore les acteurs de sa comédie. Les Blackwell, c’est avant tout une histoire humaine, une histoire de famille et d’amitié, c’est un parcours qui pioche dans le réel et qui finit par trouver sa fin. Comme pour nous tous.