Le roleplay est une notion généralement apparentée au jeu de rôle papier. Il en est même, quelque part, l’essence fondamentale. Le roleplay, c’est en quelque sorte la qualité d’interprétation d’un personnage, l’investissement dans cette interprétation, afin de coller au maximum à un comportement théorique que l’on a idéalement soi-même défini. Il revêt un caractère purement créatif et repose sur la liberté du joueur quant à son champ d’interprétation. C’est ce qui en fait tout l’intérêt, mais c’est également ce qui le rend éminemment complexe, notamment lorsqu’il s’agit d’essayer de l’appliquer au jeu vidéo.
Un problème complexe, souvent tout simplement éludé
Permettre au joueur de se fondre dans un personnage est pourtant, évidemment, un enjeu et un objectif pour nombre de productions, en particulier lorsque les jeux s’articulent autour de scénarios travaillés. Sans même considérer l’intérêt ludique que représentent la possibilité d’agir de façon multiple, le roleplay est une façon pour le joueur d’être le personnage, et donc de s’impliquer dans le jeu. Pourtant, et assez paradoxalement, certaines écoles renient purement et simplement le concept. Ainsi le J-RPG abolit traditionnellement toute forme de choix : le joueur/personnage est posé sur un rail dont il ne peut dévier, ses dialogues et ses actions sont entièrement scriptés et ne tolèrent pas de variation (il en va de même pour la plupart des jeux d’action, comme par exemple la série des Uncharted). Certains jeux, comme Dragon Quest VIII, atténuent légèrement cela en proposant des héros muets, dont les lignes de dialogue n’apparaissent jamais à l’écran. Cette technique, si elle ne donne pas plus de choix au joueur que d’habitude, a le mérite de laisser ce dernier imaginer un comportement pour son personnage. Plus précisément, elle ne vient pas le contredire dans cet acte imaginatif potentiel en lui imposant une écriture qui, nécessairement, induirait une façon d’être.
Le cas des J-RPG est d’autant plus remarquable que le seul véritable élément de choix qui est laissé au joueur l’éloigne forcément du roleplay : les quêtes annexes. Puisque le roleplay correspond à une cohérence du comportement pratique vis-à-vis du comportement théorique, comment expliquer que le jeu nous enjoigne presque systématiquement à faire le tour du monde une demi-douzaine de fois pour farmer dans tous les sens afin de récolter un peu d’expérience ou quelques objets rares, alors même que la fin du monde est imminente et nécessite notre concours direct pour être évitée ? Si le principe des quêtes annexes possède une valeur ludique évidente, d’un point de vue roleplay ces dernières sont bien souvent une aberration pure et simple. Peut-on réellement imaginer Tidus de Final Fantasy X s’amuser à esquiver 200 éclairs dans la Plaine Foudroyée ? Etrangement, le gamedesign de ces jeux n’hésite pas à inviter le joueur à sortir de son personnage. Parfois, c’est d’ailleurs d’une certaine façon le jeu lui-même qui échoue dans le roleplay : la mécanique de fouille d’un Bioshock Infinite amène le joueur à passer son temps à fouiller des poubelles pour y trouver de l’argent ou des paniers de plage contenant des munitions pour fusil à pompe… Dès lors que les mécaniques de jeu transparaissent clairement, que les ficelles sont trop apparentes, la cohérence se perd en termes de roleplay. Se diriger vers un lieu parce que le level-design indique qu’on y trouvera certainement un objet intéressant est une action du joueur, pas du personnage.
Une première étape, le rail multiple
Bien sûr, on trouve de nombreux jeux qui s’essaient à proposer un semblant de roleplay. C’est d’ailleurs souvent ce à quoi on peut le réduire : un « semblant » de roleplay. La complexité du principe, en termes de nombre de possibilités, entraîne généralement le personnage sur la voie du manichéisme, plus facile à mettre en place. Des systèmes de Karma émergent, où l’on peut faire le Bien ou le Mal, la plupart du temps de façon très dichotomique. Le système a le mérite d’être là (on peut citer les séries Fable ou Mass Effect), mais reste relativement limité. On a parfois l’impression que ces mécaniques servent plus à proposer au joueur des situations différentes (c’est-à-dire l’expérience de la conséquence de ses actions) plutôt qu’une expérience d’interprétation (c’est-à-dire l’expérience du choix de ses actions). Non pas que cela pose problème, mais il y a là une subtile différence avec ce qu’est réellement le roleplay. La liberté est encore trop contrainte, d’autant que le gamedesign enjoint très souvent le joueur à se spécialiser, et donc à choisir d’être bon ou mauvais une fois pour toute et à suivre cette tendance à chaque opportunité qu’on lui présente par la suite. Certes, cela peut correspondre à une façon de « tenir son personnage », de coller au comportement qu’on lui a déterminé – ce qui, après tout, correspond au roleplay. Mais si cette tenue du personnage découle d’une envie de spécialisation, d’une obligation (ou du moins une volonté) du joueur vis-à-vis d’un système de jeu dont on sait qu’il récompensera à terme le personnage pleinement investi dans une voie unique, on a là un roleplay forcé, une sorte de biais qui nous ramène d’une certaine façon sur le rail évoqué plus haut. Simplement, il y a cette fois-ci plusieurs rails que l’on peut emprunter – et c’est déjà beaucoup. On peut tout de même noter un aspect original de roleplay forcé à travers l’exemple de la série des Fallout : choisir, lors de la création de son personnage, un score d’Intelligence suffisamment bas modifie l’ensemble des dialogues du jeu. Une idée brillante, surtout lorsque l’on sait à quel point il est difficile, en jeu de rôle papier, de jouer roleplay un personnage censé être idiot. Le cas de Fallout illustre parfaitement la difficulté : le personnage s’exprimera de façon stupide et limitée, mais le joueur, lui, réfléchit malgré tout, et planifie ses actions même s’il est évident qu’elles sont hors de la portée intellectuelle du personnage.
Première approche vers le roleplay véritable
Il existe un espace vidéoludique favorable au roleplay, en partie parce qu’il possède des éléments qui le rapproche du jeu de rôle papier : l’espace des MMORPG, et même plus généralement tout simplement le jeu en ligne. L’interaction sociale est naturellement source de liberté, et constitue le prisme à travers lequel le personnage est perçu. Non plus par la machine, donc, qui peine à s’adapter et par conséquent propose des options en nombre limité, mais par d’autres joueurs/personnages qui, eux, sont capables d’analyser tous les signes qui leur parviennent et d’y réagir. On a vu fleurir sur certains MMO, comme World of Warcraft, des guildes d’amuseurs, des spectacles itinérants, organisés par des joueurs/personnages dans le seul but d’être des représentations à destination des autres joueurs/personnages. Le carcan du système de jeu est évidemment toujours présent, mais il est possible d’utiliser cet espace « à côté » pour forger un roleplay crédible. Du moins en théorie : la réalité pratique met en effet à mal cette possibilité. Le nombre important de joueurs, les mécaniques de jeu dynamique (comme le jeu en arène, par exemple), brisent le roleplay en imposant un rythme incompatible, ou tout simplement en ne jouant pas le jeu. Le roleplay ne peut pas venir que d’un joueur, il faut qu’il soit partagé sous peine de s’évanouir. Certains jeux ont d’ailleurs tenté de juguler l’effet destructeur des autres joueurs en limitant notamment les possibilités d’interaction. Ainsi, Journey abolit le langage parlé (exit les « lol noob ») et même les gestes pour ne laisser qu’une note de musique et les mouvements de déplacement. A partir de ces briques primaires, il est pourtant possible de se montrer curieux, d’inviter à être suivi et jouer les guides, se la jouer solitaire, méprisant, poétique…
Le roleplay s’affirme évidemment de façon plus marquée dans les jeux laissant un maximum de liberté au joueur. C’est la spécialité des Elder Scrolls, qui vont jusqu’à se construire principalement sur tout ce qui n’est pas la quête principale, justement. Chacun est libre de jouer comme il l’entend, parfois même d’éliminer tous les PNJ qu’il souhaite (c’est le cas dans Morrowind). Néanmoins, ce type de jeu possède toujours une mécanique biaisant l’expérience pure de roleplay : les systèmes de quêtes, de journal de quête, ont un effet « pervers » : ils « forcent » le joueur à les effectuer. Le roleplay se voit alors altéré par ce qui est par ailleurs l’un des attraits du jeu vidéo : la volonté de complétion. Quel que soit le comportement que l’on définit pour son personnage, chaque quête sera jouée, tout simplement parce qu’elle est là, parce qu’elle est l’un des éléments que le jeu a à offrir et qu’il faut par conséquent l’explorer.
C’est paradoxalement (peut-être) en s’éloignant du RPG que l’on trouve un modèle s’affranchissant en partie de ce problème du roleplay et de la complétion : celui de GTA. Les GTA-like se caractérisent, tout comme les Elder Scrolls, par un monde ouvert où la liberté laissée en dehors de la quête principale fait tout l’intérêt du jeu. Cette liberté permet d’incarner son personnage comme on le souhaite lorsqu’il évolue dans la ville. Jouer au gangster, au citoyen moyen, sortir faire un billard, faire le taxi… les nombreuses activités proposées par le jeu permettent la possibilité d’une certaine forme de roleplay, et en ce sens GTA se rapproche en fait grandement d’un RPG, au sens rôliste du terme. La lacune de ce système se situe d’ailleurs précisément au niveau du scénario principal, qui de son côté est conçu comme un jeu d’aventure classique : on retrouve brusquement le rail à la Uncharted, le personnage et l’action scriptés. Il y a une opposition flagrante entre la liberté laissée hors scénario principal et la contrainte imposée par ce dernier, qui amène à jouer un personnage quasi schizophrène, qui perd toute cohérence dès lors qu’on passe d’une phase à une autre.
Le roleplay au centre du jeu
Alors, le roleplay est-il voué à n’être qu’une chimère en ce qui concerne le jeu vidéo ? Il est évident que l’approche RPG, consistant à multiplier les possibilités de choix d’action et de dialogue, demeure un rêve encore inaccessible. Pourtant certains jeux, en adoptant un gamedesign radicalement différent, proposent des expériences extrêmement proches de ce qu’est le roleplay. C’est par exemple le cœur du gameplay des récents jeux de David Cage : Heavy Rain s’articulait autour d’une multitude d’actions anodines, sans conséquence aucune pour le scénario : boire un café, se brosser les dents, faire faire ses devoirs à son fils… Ces actions simples, à la charge du joueur, lui permettait de véritablement jouer les personnages. Bien sûr, en l’absence de conséquences réelles, le choix du comportement manque, et par ailleurs on retombe d’une certaine façon sur le problème de la complétion, puisque le joueur est invité à tester chaque interaction. Ici, c’est l’anodin joué qui forge le roleplay : en s’attardant sur la normalité, totalement délaissée dans la plupart des jeux, et en la faisant jouer, le jeu invite le joueur à être. Il ne s’agit plus de jouer un élément du scénario qui fait avancer ce dernier, il s’agit de jouer un personnage.
Mais l’événement le plus remarquable en termes de jeu et de roleplay est très certainement l’œuvre de Telltale Games. Car en définitive, The Walking Dead est, tout entier, un jeu de roleplay. L’un des points souvent décriés du jeu est paradoxalement l’une de ses plus grandes forces : les « faux » choix, les conséquences illusoires. Le scénario n’est jamais réellement modifié par les multiples choix effectués par le joueur, et lorsqu’il se trouve changé, c’est toujours pour converger un peu plus loin vers une inéluctable unicité. Et pourtant, le joueur ne cesse de choisir, d’adopter l’attitude qu’il pense être la mieux adaptée à chaque situation. Qu’importent les embranchements scénaristiques, ou leur nombre. Chaque dialogue, chaque choix est différent parce qu’il est écrit différemment, et génère une réponse différente. Cela ne tient peut-être parfois qu’en une phrase, mais on ne peut vider cette phrase de son sens, qui n’est pas équivalent aux autre choix possibles que le joueur a écartés. Jouer à The Walking Dead, ce n’est pas simplement suivre les aventures de Lee et Clementine, c’est, avant tout, forger leurs personnages. Parce que les questions et les problèmes posés aux personnages sont posés de la même façon au joueur (les interrogations morales sont universelles), ce dernier avance avec eux, créé leur expérience petit à petit, s’appuie sur leur passé pour envisager les réponses à venir. A travers un gamedesign qui ne bouleverse pas le scénario et n’offre pas de « bonne » réponse, le jeu s’articule avant tout autour de la construction du personnage principal, autour de la cohérence narrative des choix du joueur. Et cela, c’est du roleplay.
N’ayant pas (encore) jouer au Walking Dead, ce que je vais dire illustre peut-être ma méconnaissance des mécaniques de jeu, mais à priori, je ne serais pas super satisfait par ta conclusion. Notamment lorsque tu précises bien que malgré tous les choix du joueurs, le scénario ne s’en retrouve pas altéré dans ses grandes lignes. Au final, en quoi est-ce différent des jeux que tu qualifies de « multi-rails » ?
Par ailleurs, les Mass Effect permettent eux aussi au joueur de constamment choisir le dialogue qu’il souhaite enclencher, menant vers des discussions fatalement différentes selon les joueurs et les parties sans que le scénario général. Mais dans ME, les personnes réagissent en fonction de la construction progressive de ton personnage et le joueur peu tout de même, à certains moments, influer sur certains événements majeurs de l’histoire. D’ailleurs, la construction progressive de la personnalité de son Shepard est certainement l’un des aspects les plus motivants du jeu. Limiter la licence à un « multi-rails » me semble un peu dur.
Cela étant dit, je pense que la possibilité de voir un jour émerger un jeu pouvant reproduire l’expérience roleplay d’un JDR est, sinon une utopie, un doux rêve. La complexité des parties de JDR est, techniquement, extrêmement difficile à modéliser informatiquement. Un système informatique ne peut réagir aux choix des utilisateurs que dans la limite de ce qui a été imaginé et implémenté par les développeurs, là où un humain peut facilement (enfin… selon ses talents de MJ ^^) réagir et s’adapter aux folies de ses joueurs. Maintenant, si les promesses des développeurs de Divinity Original Sin s’avère être autre choses que des paroles en l’air, il semblerait que ce jeu soit un sérieux représentant du roleplay appliqué au JV.
Effectivement, recréer l’expérience du jeu de rôle papier (dans sa liberté de choix) sous forme de jeu vidéo ressemble à une utopie. Pour autant, on peut encore faire beaucoup de progrès et proposer quelque chose de plus nuancé que le manichéisme classique, tenter d’aller un peu plus loin.
L’expérience des Walking Dead est particulièrement remarquable parce que tout le jeu est vraiment centré la construction des personnages. On suit plus l’évolution des personnages que celle du scénario (alors que c’est plutôt le contraire pour Mass Effect, même si évidemment Shepard évolue au fil de l’aventure). On passe son temps à choisir ses dialogues, son attitude, pour le moindre événement, qu’il ait ou non de l’importance pour le scénario : il a toujours au moins une importance pour le personnage lui-même. Si Mass Effect se débrouille plutôt bien dans les choix qu’il donne au joueur et dans la liberté d’incarnation de Shepard, l’ensemble est tout de même beaucoup plus classique et limité, et s’inscrit dans le système Conciliant/Pragmatique. La force des Walking Dead, c’est de mettre de côté le manichéisme pour que chaque choix devienne une expérience du personnage (et du joueur), qui participe d’un tout. Finalement, peu importe les artifices qui permettent de faire converger le scénario : certains personnages meurent quoi que l’on fasse, mais l’expérience sera très différent si cette mort résulte d’un choix que l’on fait et qui l’implique, ou si elle survient sans qu’on y soit pour rien.
Après, est-ce que c’est satisfaisant… ça dépend du joueur et de ses attentes (et y a pas mal de joueurs qui sont déçus du système, puisqu’il ne propose finalement qu’un seul axe). Mais d’un point de vue strictement roleplay, c’est assez remarquable (je ne dis cependant pas qu’il faut absolument proposer du roleplay, je m’intéresse juste à la façon dont cette notion est abordée).
Je compléterais en disant que dans TWD, c’est finalement le choix qui est au centre du gameplay. On croit naïvement au début que ce sont les bifurcations scénaristiques qui vont faire le sel du jeu mais en fait, c’est bien le fait d’être dans la position de choisir au côté/à la place du personnage qui constitue le moteur de l’ensemble. A mes yeux, c’est bien plus enrichissant en terme d’expérience ludique que le simple fait de se dire « si je fais ça, alors j’aurai droit à tel fin », ce qui est finalement assez peu engageant à long terme.
Bonjour,
excellent article sur un sujet pour le moins passionnant qui peine il est vrai à trouver son aboutissement vidéoludique.
En fait il y a de bonnes idées dans pas mal de jeux, mais peu voire aucun n’arrive à proposer un système complet.
Je suis en train de jouer à Alpha Protocol un RPG d’espionnage sur 360 qui est un bien bel exemple de profondeur en ce qui concerne le roleplay.
Personnellement j’expérimente beaucoup de choses et dernièrement l’idée m’est venue de relier plusieurs jeux vidéo afin de repousser les limites naturelles en la matière. Il y a forcément des inconvénients, mais cela permet d’explorer aussi de nouvelles orientations : http://dartetdamour.hautetfort.com/archive/2015/01/20/le-jeu-video-ultime-le-rp-absolu-jeux-video-5540642.html
Merci pour cet article qui synthétise parfaitement à mes yeux l’évolution et les limites du RP d’aujourd’hui. Effectivement le scénario ou la quête principale nuit énormément à la cohérence que l’on veut donner à noter personnage et dans l’idéal il faudrait que le scénario soit justement constitué de ces mêmes quêtes qualifiée de secondaires. Le joueur devrait pouvoir créer son propre scénario tout le temps ainsi chaque joueur aurait une partie foncièrement différente des autres.
Dans la série Fallout, par exemple, on devrait pouvoir commencer dans un lieu aléatoire de la map à chaque nouvelle partie ce qui pourrait inclure déjà pas mal de possibilités (abri, ville, camp de raiders, usine, …)
Le cas de GTA est paradoxal. Oui nous sommes libres mais quand on voit dans le 5 la limite de l’IA et les évènements aléatoires qui apparaissent au même endroit au lieu d’être vraiment aléatoires on se dit qu’il y a encore du boulot. Mais à l’heure des shooters multi nerveux et compétitifs, le roleplay est-il la priorité des développeurs ? J’en doute.