Les corps décharnés, déchiquetés, mutilés, méconnaissables. La chair humaine réduite à sa plus simple expression. Une guerre est toujours un événement d’une infinie tristesse, mais il semblerait pour notre monde occidental que toute l’horreur qu’elle représente ait pris un autre sens avec la Grande Guerre, la Der des Ders, la Première Guerre dite Mondiale. Les tranchées rongées par la mort, la maladie et la famine, les mutineries et les fusillés, les mines, le gaz, les lance-flammes germaniques ; si une guerre n’est jamais propre, celle-ci fut véritablement sale au point qu’on s’était dit : »Plus jamais ça ! ». Il y en a eu pourtant d’autres depuis, parce-que c’est ainsi que la nature humaine est faite. Du coup chez Ubisoft Montpellier, on s’est sans doute dit, en ces temps troubles, qu’une petite piqûre de rappel ne ferait pas de mal.
Les Ders des Ders
1914-1918. Début et fin d’une période difficilement oubliable. Les poilus, les gueules cassées par les explosions, autant de dénominations typiques de cette époque incertaine pour beaucoup de monde. C’est celle aussi des déchirements et des amitiés brisées. Soldats Inconnus va nous raconter les destins croisés d’Émile, Karl, Freddie, Ana et Walt, un chien.
Emile est un paysan, et aussi un père et un beau-père, qui à la cinquantaine bien tassée, se retrouve obligé, comme beaucoup d’autres hommes à cette époque, de se porter volontaire contre son gré pour en combattre d’autres dans une guerre qui ne leur appartient pas et pourtant leur en demande tant.
Karl est allemand et vit à Saint Mihiel au Nord de la France. Il est marié à la fille d’Émile avec laquelle il a eu un enfant. Le conflit entre l’Allemagne et la France l’oblige à quitter notre pays pour retourner dans son berceau natal, contraint de devenir l’ennemi de sa propre famille. La peur des espions ne laisse en effet aucune place à l’affect de la part des hautes institutions militaires françaises.
Freddie, lui, est un américain qui vivait à Paris jusqu’à ce que le conflit n’éclate et qu’un drame personnel ne le pousse à s’y engager. En Émile, il trouvera un ami véritable, et ensemble ils traverseront la guerre malgré tous les obstacles qui se dresseront sur leur chemin.
Ana est quant à elle une jeune infirmière belge qui fera la rencontre de nos trois héros qui l’aideront alors à remettre la main sur son père, éminent scientifique, enlevé par le méchant récurent de l’histoire, le baron Von Dorf. Son rôle sera d’importance, car sur le champ de bataille, les soigneurs sont toujours très demandés.
Il nous reste enfin Walt, un chien allemand qui n’a juré fidélité à personne si ce n’est à celles et ceux qui lui témoigneront de l’affection. La croix rouge sur fond blanc qui se trouve sur le tissu l’enveloppant témoigne qu’il s’agit plus d’un brave clébard que d’un tueur aux dents longues. Omniprésent, il occupe le devant de la scène en jouant le rôle de liant entre les différents protagonistes de cette histoire. Il est en quelque sorte le fil rouge de l’intrigue, car même si nous le dirigeons pas directement, l’aventure ne se poursuit pas sans lui.
Mémoires de poilus
Soldats Inconnus : Mémoires de la Grande Guerre, ou Valiant Hearts : The Great War pour les anglophones, est un jeu d’aventure simplifié dans sa jouabilité et dans sa narration, tout en essayant d’aborder un sujet sensible et délicat. Pour une fois, jouer un soldat ne veut pas forcément dire tuer. Ce n’est ni un Medal of Honor, ni un Call of Duty, qui s’évertuaient à justifier nos meurtres par le fait que nous jouions les gentils.
Non, ici, même si on ne nous épargne pas quelques gros clichés bien baveux, ayant plus une valeur humoristique que tragique, très vite on se rend compte que le discours est plus nuancé qu’il n’y paraît. On le voit surtout avec Émile. Dans un premier temps soldat français combattant contre des allemands sanguinaires et caricaturés jusqu’à la moelle, il sera ensuite fait prisonnier nous montrant ainsi l’envers du décor. On peut voir alors que la punition est la même pour tout le monde, même si l’utilisation des gaz, normalement interdite, a été faite du côté teutonique.
Soldats Inconnus jouent donc énormément sur la corde sensible du joueur en faisant appel à ses sentiments. On ne tue pas ici. Tout au plus on assomme. Il y a pourtant bel et bien des morts, mais ils ne sont pas directement de notre fait à peu de choses près. Le meurtre de masse n’aura pas lieu dans le cas présent, car ce qui compte avant tout, c’est de raconter le chemin parcouru par nos héros.
Là dessus, rien ne nous sera épargné. Il y a bien quelques moments légers, des notes d’humour, le style caricatural y jouant beaucoup. Mais au-delà de ça, le drame est partout. Les cadavres s’empilent et Emile et compagnie auront fort à faire face aux problèmes quotidiens auxquels ils devront se confronter. Sachez-le, Soldats Inconnus se rapproprie l’Histoire pour en raconter une plus personnelle.
A ce sujet, il est tout simplement dommage qu’Ubisoft Montpellier ait rajouté ce personnage de Baron allemand qui est plus un ressort comique que réellement intéressant, et qui quelque part casse toute forme d’intention un peu sérieuse voulue jusque-là. Car si le style graphique semi-réaliste très bande-dessinée – absolument réussi au passage – permet quelques digressions pour faire un peu d’humour, l’intervention de ce baron semble superflue, à tel point qu’il finit par disparaître assez vite, comme si dans un sursaut Ubisoft s’était rendu compte de son inutilité. Cette sous-intrigue façon Indiana Jones est en effet lourde, là où le jeu a su être poétique et touchant à d’autres moments.
Pour autant, ne boudons pas notre plaisir, car ces Mémoires de la Grande Guerre fonctionnent à merveille. Seul un narrateur offre un texte conséquent, qui accompagné par de très jolies musiques, feront sans doute penser au ton très décalé d’un Jeunet et de son Long Dimanche de Fiançailles. Le reste des protagonistes ne communiquent que par le biais de phylactères imagés et de phrases baragouinées dans un français ou un allemand pas toujours très identifiables, un peu comme si ces langues devaient nous être étrangères, pour peut-être marquer la barrière qui sépare les deux côtés des tranchées.
L’intrigue, outre la voix off, passe donc principalement par une représentation visuelle. Si le sujet est dur, jamais on ne verse dans le gore putassier et racoleur, et du coup, même un public plus jeune pourrait y trouver un intérêt, comprendre ce qui se passe, et apprendre au passage des choses, notamment grâce à un wiki intégré au jeu, qui regorge de documents d’époque et d’informations véridiques.
Voir la cathédrale de Reims et mourir
Il est impossible de faire l’impasse sur la réalisation technique de ce jeu. Plutôt que de tourner en rond ou de rentrer dans de vaines descriptions plus chirurgicales que les frappes aériennes balbutiantes d’une aéronautique encore inexpérimentée, on pourra se contenter d’admirer les captures d’écran, n’importe laquelle au hasard, tant il est difficile d’y trouver de réels défauts à moins d’être complètement hermétique aux choix de styles et au coup de crayon derrière chaque tableau qui se dessine devant nous à chaque pas.
Le niveau de détail est effectivement parfois poussé à l’extrême. Les artistes derrière ce bijou s’en sont visiblement donnés à cœur joie, n’hésitant pas à fournir de la variété dans les lieux visités, qui va naturellement contribuer à ce que l’émerveillement soit toujours renouvelé le temps de cette aventure. Il y a même quelques véritables moments de bravoure qui montre qu’une identité graphique a été recherchée et correctement exécutée. L’amour d’un travail soigné et peaufiné en transparaît de par les ambiances lumineuses, les aplats de couleurs subtilement déposés aux bons endroits, la rigueur d’un trait maîtrisé et qui sait où il va. La reprise de nombreux éléments relatifs au neuvième art ne peut échapper à l’amateur. On ne pouvait espérer plus belle lettre d’amour. Souvenez-vous de Tintin par Infogrames, qui tenta le même exercice avec beaucoup moins de réussite, et oubliez le pour toujours.
Il en va de même pour toute la partie sonore, allant de l’excellent doublage de la voix off, aux multiples sons d’explosions, de fusils, de gatlings cracheuses de plomb, en passant par les être humains et leur souffrance perpétuelle. Le tout est mélancoliquement souligné par des musiques qui pourront paraître classiques au premier abord, mais très prenantes par la suite, et, renforçant l’émotion quand cela est nécessaire. Signée par Daniel Teper et surtout Peter McConnell, qui avait su ravir mes oreilles sur Broken Age, et dont la liste de ses contributions au jeu vidéo mérite le respect, la bande son, et notamment son entêtant thème principal qui nous accueille à l’écran titre, sait se faire oublier tout en contribuant conséquemment à l’atmosphère. Ou l’art subtil de faire cohabiter avec cohésion l’action et la mélodie qui l’accompagne.
Oui, ô grand oui, je suis raide dingue de la plastique de ce jeu qui aura su ravir autant mes yeux que mes oreilles le temps d’une danse macabre.
Conclusion
Soldats Inconnus est clairement beau, soigné dans les moindres détails. Si on ne cherche pas la petite bête, on dira de lui que c’est un jeu bien fini. Il n’est malheureusement, ou heureusement, pas très dur. Cela dépend de quel côté on se trouve. Si on cherche des mécaniques de jeu qui nous surprennent, on sera modérément servi. En alternant des phases nécessitant quelques réflexes, comme celles en véhicules ou les combats avec un boss redondant et hors sujet (le Baron Von Dorf), avec d’autres nous demandant de vaguement réfléchir, il arrivera sans doute à vous surprendre, ou au moins à ne pas vous lasser trop vite, ayant un rythme plutôt bien calibré.
Je ne me suis clairement pas ennuyé, personnellement. Ce jeu aura su avec intelligence enchaîner les puzzles et le peu d’action qu’il propose en l’intercalant avec une certaine justesse dans sa narration, excepté ces quelques fois où j’ai du m’adonner à de frustrants aller-retours à défaut d’avoir un inventaire me permettant de porter plus d’un objet à la fois, ou lors des séquences de QTE d’Ana, puisque c’est sous cette forme que les soins qu’elle prodigue doivent être réalisés. Et ils sont parfois très, mais alors très prises de tête. La chose à éviter. Un mauvais point pour l’élève Ubisoft.
Mais si je mets de côté sa relative simplicité, la superficialité de son utilisation des compétences de chacun de ses personnages, comme le pauvre Walt qui se résume le plus souvent à aller chercher un quelconque objet ou activer un levier, Soldats Inconnus est sans aucun doute une expérience narrative à ne pas manquer, avec un choix thématique audacieux et très peu exploité, même au cinéma, et c’est peu dire. S’il ne résout pas toutes les questions que cette période sombre de notre histoire pose encore, il ouvre la porte à de nouvelles possibilités d’exploration du sujet.
Il s’abstient par contre, et c’est dommage, de porter la moindre véritable critique sur la gestion des tranchées, le peu de respect de certains officiers envers le troufion de base, le poilu souvent tiré de sa campagne, et les condamnations à mort arbitraires et injustes, à contrario d’un Stanley Kubrick avec « Les Sentiers de la Gloire », un film si polémique en France, qu’il fut longtemps interdit chez nous. Je ne lui en veut pas de ne pas avoir osé mettre un pied dans l’aspect politique, et surtout social finalement, de cette guerre de trop. Je lui reproche par contre de s’être perdu dans un scénario lorgnant parfois du côté d’Hollywood avec ce baron, encore lui, qui n’a pas sa place ici. Ces quelques moments d’égarements qui en font trop, « over the top » comme disent les américains, nient selon moi ces instants précieux où ce titre sait être le plus juste dans le ton et nous raconter avec finesse les affres auxquels nos héros inconnus sont exposés.
Et pourtant, pour tout ce qu’il a de réussi, je ne saurai que trop vous recommander de ne surtout pas passer à côté.