Bientôt l’Été

Voici revenir l’éternel sujet de l’art et du jeu video. S’il y a bien un studio qui s’est spécialisé dans l’illustration de cette association, dans la recherche d’expériences singulières par le biais du médium vidéoludique, c’est sans doute Tale of Tales (à qui l’on doit entre autres The Path ou The Graveyard). Bientôt l’été s’inscrit dans cette démarche artistique expérimentale et interroge tout ce qui peut l’être : le jeu, l’art, l’expérience.

2016-01-11_00002 Jeu vidéo ?

La question est absurde (comme toujours) mais volontaire. Elle point chaque fois qu’un jeu ose sortir suffisamment des sentiers battus pour proposer une expérience atypique échappant à certains canons : fun, challenge, divertissement, champ de contrôle, objectif… la liste est évidemment non exhaustive. Il ne s’agit donc pas ici de définir ce qu’est intrinsèquement le jeu vidéo (un ouvrage au complet n’y suffirait sans doute pas), mais on se bornera à constater que Bientôt l’été se construit comme tel : il propose un gameplay, un univers à explorer et des objectifs jalonnent le parcours du joueur. L’ensemble est mis au service d’une expérience qui relève plus de la performance artistique que du jeu traditionnel, voilà tout.

2016-01-11_00008Gameplay minimaliste

Mais avant d’aller plus loin, que propose concrètement le jeu ? C’est à la fois simple et étrange. Le joueur incarne un personnage dans une sorte d’univers virtuel, composé d’une vaste plage et d’une maison. Lorsque l’on ferme les yeux, on aperçoit le monde différemment, comme si l’on percevait ses lignes de construction informatique, révélant un côté artificiel. Les yeux ouverts, l’on est libre de se promener dans un décor vaste mais vide. Au bord de l’eau, des phrases apparaissent. Elles sont tirées d’ouvrages de Marguerite Duras, dont l’œuvre et la personnalité imprègnent le jeu. De temps en temps, des éléments un peu incongrus apparaissent sur le sable ou dans les alentours. Un tas de charbon, des magnolias, un cadavre de chien… En s’approchant, on peut découvrir à ces endroits des pièces de jeu d’échec. Car c’est là le cœur de Bientôt l’été : lorsqu’on pénètre dans la maison, on prend part à une partie d’échecs pour le moins étrange. Pas question de jouer, en réalité : on se contente de placer nos pièces où bon nous semble, chaque pièce placée étant associée à une phrase collectée précédemment. L’intérêt ? La personne en face de nous (l’adversaire, si l’on peut dire, ou plutôt le partenaire) est un autre joueur, pour peu que la mise en relation soit possible (sans quoi, il s’agira d’une IA, ce qui rend l’ensemble bien moins intéressant). Bientôt l’été se construit alors sur un schéma en boucle : entrer dans la maison participer à une partie d’échecs-discussion, ressortir collecter une nouvelle pièce, recommencer. Indubitablement, Tale of Tales entend proposer avec son titre une expérience plus qu’une forme de jeu. Et si celle-ci s’avère intéressante et mérite qu’on s’y essaie, ce n’est pas nécessairement pour la profondeur qu’elle recèle.

Bientôt l'été_4Communication minimaliste

A bien des égards, Bientôt l’été rappelle Journey (sorti la même année). L’expérience de communication bridée, contrainte par des moyens extrêmement limités ne peut que faire écho au titre de thatgamecompany. Une différence majeure existe pourtant : dans Journey, le « dialogue » se met en place autour de l’objectif naturel et commun que représente le voyage. Le mouvement, libre, devient alors parole et vecteur d’intentions. Dans Bientôt l’été, il n’y a pas d’objectif identifié servant d’orientation commune, pas plus qu’il n’y a de liberté de parole, ici circonscrite à quelques phrases bien définies qui n’ont pas forcément de rapport entre elles (ni de sens). Que peut-on bien essayer de se dire ? Et dans quel but ? Pourquoi peut-on, au lieu de déclamer une phrase, prendre un verre de vin ou fumer une cigarette ? Pourquoi se retrouve-t-on régulièrement avec trois phrases au choix qui peuvent être aussi ineptes que « Je voudrais un autre verre de vin », « Comme c’est bon, le vin », « Qu’est-ce qu’on pourrait faire ? » ? Certes, la prédominance du vin rappelle les problèmes d’alcoolisme de Marguerite Duras, mais en quoi cela permet-il de nouer une conversation ? Qu’y a-t-il à chercher ? L’expérience de dialogue contraint aurait pu se révéler intéressante, elle est finalement vide de sens. C’est évidemment criant lorsque l’on est confronté à l’IA, qui répond de toute façon n’importe quoi de façon aléatoire. Mais même face à un joueur humain, les possibilités sont trop restreintes et trop absurdes pour accoucher de quoi que ce soit de satisfaisant. La description du jeu mentionne une sorte de lien amoureux entre les personnages qui communiquent (et, de fait, on retrouve cette notion dans certaines phrases). Mais il faut faire de (trop) grands efforts pour le ressentir.

Bientôt l'été_2La vie est une partie d’échecs

Alors on ressort du bâtiment, on s’en va collecter une nouvelle pièce, cachée dans une grue apparue sur la plage. Pourquoi ? Y a-t-il un sens à ces objets, à la pièce qu’ils laissent derrière eux ? On se promène un peu, on profite de la jolie luminosité. Il n’y a pas grand-chose à voir ni rien à faire. Alors on retourne jouer aux échecs-non-communication. On ferme les yeux pour observer les lignes artificielles qui façonnent ce monde vide. La vie est-elle une partie d’échecs absurde, dans laquelle on ne joue pas selon les règles qu’on avait cru anticiper, de laquelle on ne peut espérer une relation compréhensible ?

L’on se remémore soudainement l’avertissement introductif du jeu. « Ceci n’est pas un jeu où l’on gagne. Jouez pour l’expérience. Promenez-vous et regardez. Il n’y a pas de but. Il n’y a pas d’histoire. Laissez l’atmosphère vous emporter. Ne pensez pas. Ne désirez rien. Soyez. » L’aveu était bienvenu, on ne l’avait pourtant pas nécessairement compris. Bientôt l’été n’a rien à dire, et pas plus à exprimer que ce que le joueur complaisant voudra bien lui prêter. Il pose quelques briques intéressantes, enrobe de quelques touches élégantes, et laisse tout en plan, confondant allègrement art et paresse. Ainsi il parvient même à échouer dans la construction de son gameplay et son souhait affiché d’immersion contemplative, en donnant la possibilité d’utiliser des raccourcis (sortes de voyages rapides) plutôt qu’en obligeant le joueur à se déplacer réellement, et donc l’invitant à s’affranchir de la déambulation et de la contemplation recommandées (concédons cependant que cela fait sens dans l’univers virtuel présenté, à défaut d’être cohérent avec les ambitions du jeu).

Conclusion

Si Bientôt l’été est bien l’expérience originale que le jeu semblait promettre, les questions qu’il pose n’étaient peut-être pas aussi attendues. Peut-on se cacher derrière l’image du concept d’art pour excuser un bâclage en règle tant de la forme que du fond ? Bien sûr, en jetant en pâture des éléments divers, soutenus par quelques idées ouvrant de multiples possibilités (le monde virtuel, la conversation contrainte), chacun pourra faire émerger des pensées, un ressenti particulier. Le procédé est connu. C’est la suspension d’incrédulité poussée à l’extrême et adaptée à l’interprétation du presque vide.

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