C’est d’un mouvement fiévreux que je parviens à saisir le col glissant de cette bouteille de vin afin d’y porter la bague à mes lèvres desséchées. Alors que je tète avidement celle-ci, un ruisseau pourpre s’échappe sur le chêne de mon secrétaire tachant la lettre que je viens de rédiger ainsi que ma mâchoire dont je peine à calmer les spasmes. Alors que ma plume bave, une tache noire en guise de point final à mon épître désespérée se forme. Et je frissonne en la voyant, car sa noirceur et son silence cache l’innommable, comme toute chose en ces lieux.
Si j’ai très certainement succombé à mon avarice en venant me claustrer sur ces maudites terres, je n’ai pas pour autant mérité ce que j’y ai vécu, ce que j’y ai vu. Sous peu les chaînes de la vie m’auront quittées, et les cauchemars cesseront enfin. Ma couardise m’emporte dans une spirale d’effroi sans fin et je ne puis supporter plus longtemps les battements désespérés de mon cœur qui semblent s’être changés peu à peu en murmures frénétiques.
« Que fais-je ici ? » Dis-je, en claquant des dents.
La froideur du canon sur ma tempe palpitante m’apaise et alors que mon doigt presse la détente, je me souviens. C’était l’an passé et les trois coups contre la porte de mon bureau me firent sortir de mes songes dans un sursaut.
« Un messager. » M’informa-t-on.
Le jeune homme, presque un enfant, caché sous sa casquette me tendit une petite enveloppe sale et prit congé sans un mot. Le papier semblait de grande qualité mais les taches qui le parsemaient paraissaient datées. J’eus beau chercher l’adresse de l’expéditeur seul mon nom était posé d’une main nerveuse et brouillonne sur le vélin épais ainsi qu’un sceau familier et terni que je n’identifiais pas. Alors que je décachetais le sceau qui fermait l’enveloppe un léger relent d’alcool et de sueur s’en échappa, lui aussi curieusement familier.
Il s’agissait d’un héritage. Un oncle, rescapé de mes souvenirs d’enfance qui vivait loin à l’est, sur la côte. Mes affaires étaient en berne, j’y vis une aubaine inespérée et j’ordonnais que l’on prépare mes bagages le jour même, sans prendre la peine de finir la lecture de cette missive providentielle. C’est lors de cet interminable voyage qui me rapprochait chaque jour un peu plus de mon misérable destin que je pris le temps d’enfin lire attentivement cette lettre. Cet écho du passé dont mes souvenirs d’enfance ne parvenaient pas à en définir les traits, m’y relatait une partie de son vécu. Il m’expliquait qu’au terme d’une existence de plaisirs et d’ennuis son intérêt s’était porté sur l’ésotérisme et la quête d’un obscur pouvoir prétendument enfouis sous ses terres qui l’avait mené vers la démence. J’appris également que la ruine s’abattit sur lui, ce qui ternit mes espoirs de richesses opportunes. Il était toutefois question d’un vaste domaine incluant un hameau qui devait certainement apporter quelques rentes et la demeure en elle-même devait sûrement être monnayable, du moins, je l’espérais. J’arrivais enfin au dernier relais et mes jambes endolories par l’assise de la calèche apprécièrent cette escale. Un homme dont la barbe hirsute soulignait le sourire carnassier m’indiquait d’une main calleuse ce qui allait être notre moyen de transport pour la fin du voyage.
Il s’agissait d’une antique diligence décrépite flanquée de deux lampes aux lueurs inexplicablement vertes. Peut-être est-ce la fatigue ou le regard insistant du cocher qui me décidèrent à entrer dans cette voiture aux allures de cercueil. Je ne me souviens que d’avoir cligné des yeux et m’être retrouvé assis à l’intérieur. Le fouet du cocher claquait déjà, lançant les chevaux au galop. À l’intérieur une lampe ballotante me révéla deux autres passagers. L’un d’eux était en armure et un tabar terne orné d’une croix recouvrait son plastron. L’autre était enfoui dans un manteau de cuir souple et une écharpe cachait le bas de son visage sans expression. Nous roulions à une allure presque surnaturelle. Le paysage blafard défilait rageusement dévoilant une forêt sépulcrale.
Soudain, un grondement sourd se fît entendre et j’eus l’impression que le carrosse allait se fendre en deux, je fus projeté contre le plafond et perdis connaissance. À mon réveil j’étais assis contre l’épave de notre calèche et me relevais en tâtant la bosse sur mon crâne endolori. Le cocher avait disparu, mes bagages aussi. Les deux sinistres personnages qui voyageaient avec moi me firent signe de les suivre. La forêt était plus menaçante que jamais et la nuit tombait si vite que j’eus l’impression qu’elle s’empressait de nous noyer dans les ténèbres. Les deux compères aux livrées improbables avancèrent en file indienne sur un chemin de terre, la route étant impraticable suite à l’accident. Je leur emboîtais le pas observant d’un œil anxieux les branches des arbres noueux, elles semblaient tendues telles des mains décharnées prêtes à nous saisir à chaque instant.
La luminosité baissait de manière anormale à mesure que nous progressions dans la forêt et les formes en ruine d’un vieux cimetière se profilèrent bientôt. Un craquement à la lisière du cimetière révéla un couple de coupe-jarret crasseux aux mines sombres et couturés de cicatrices. L’un d’entre eux, sûrement le chef, était immense et fît claquer son fouet couvert d’épines dans notre direction, le croisé esquiva et son compagnon fut écorché au visage. Alors que je restais en retrait, celui qui venait de se faire caresser la joue par le géant sortit un pistolet argenté d’un geste vif et tira. De la fumée s’échappait du canon de son arme et son manteau flottait comme au ralenti malgré l’absence de vent. Je restais les yeux écarquillés constatant que le projectile avait traversé le groupe adverse en laissant une bruine rougeâtre s’échapper de leur corps. Alors que les bandits s’apprêtaient à riposter, le croisé sortit un long parchemin couvert de symboles mystiques de sa ceinture et hurla une incantation en direction de ses adversaires qui succombèrent sous le coup d’une lumière éclatante défiant toute logique.
Choqué et incrédule je me relevais voyant que mon escorte pillait déjà les cadavres et s’avançait plus avant dans la forêt maintenant plongée dans l’obscurité, j’allumais une torche et pressais le pas. Peu de temps après nous arrivâmes au hameau, en vérité : un petit bourg lugubre et délabré, les pieds dans la boue. Perché sur sa diligence je reconnu le cocher qui me toisait amusé comme s’il savait quelque chose que j’ignorais et soudain je me remémorais l’accident et un frisson me parcouru l’échine :
« Avais-je rêvé ? » Pensais-je.
Le croisé entra dans l’abbaye et le mystérieux tireur s’engouffra dans une taverne et bientôt l’écho de leurs pas, disparut. Alors que l’inquiétude me gagnait, livré à moi-même, une caricature émaciée qui autrefois devait être saine d’esprit vint à ma rencontre. Il se présenta comme le gardien des lieux, je lui tendis la lettre de succession et m’aperçus avec stupeur qu’il s’agissait du même sinistre personnage qui conduisait la diligence. Son regard dément s’intensifia derrière une paire de lunettes sales et il m’invita à le suivre vers les hauteurs du hameau. Enfin j’arrivais au sommet de cette falaise qui semblait vouloir plonger dans les profondeurs de l’océan à chaque instant et la silhouette squelettique d’une ruine éventrée me fit face. Alors que je contemplais ce qui devait être autrefois une vaste demeure.
« Bienvenue chez vous ». Siffla le gardien à mon oreille en étouffant un fou-rire.
Je ressentis ces trois mots comme autant de poignards glacés plongeant dans mon dos, j’avais fait tout ce chemin pour un hameau vétuste et une demeure en ruine. Alors que je serrais les poings en admirant les vestiges de ma chance désormais évanouie, le gardien m’expliqua en décrivant des cercles autour de moi que le domaine pourrait être restauré pour peu que je sache faire bon usage de mes terres et du hameau. Il y avait dans le sourire permanent de cet homme une sorte de désespoir hystérique qui laissait planer un malaise et chacune de ses paroles me glaçait le sang. Il avait raison, mon maigre héritage de prime abord ne représentait que peu d’intérêt mais c’était sans compter sur l’afflux permanent de mercenaires en quête d’aventures et ce petit hameau semblait combler leurs désirs : presque rien en fait. Il me serait possible de lancer des expéditions afin de ramener à la surface les richesses perdues de ma famille.
Pour commencer il me faudrait récupérer les legs perdus. Les blasons, contrats, portraits et bustes de mon antique famille me permettraient d’asseoir mon autorité au hameau et d’améliorer ces lieux afin que les mercenaires puissent s’y entraîner, y forger de nouvelles armes et armures et y trouver le repos et le réconfort en rentrant de leurs sombres excursions. L’or sera évidemment le pilier de cette manœuvre visant à restaurer la gloire de ces lieux, je laisserais ces héros inconscients piller les sous-sols et galeries serpentant sous mes terres et ils me rapporteront les richesses qui me reviennent de droit en échange de quelques breloques magiques, du gîte et du couvert. J’entrevis une lueur d’espoir. Mais tout ne se déroula pas comme prévu.
Les premières expéditions me firent le récit de leur progression dans les boyaux sombres de la terre viciée. Un mal était à l’œuvre ici et les groupes de quatre que j’envoyais de plus en plus profondément dans les ténèbres me revenaient blessés, traumatisés ou périssaient tout simplement dans le noir. J’eus très vite l’idée de former des brigades dont la composition et l’ordre avaient pour but leur survie en ces lieux et je devais à l’aide des récits des survivants, faire preuve de stratégie à long terme. Je répertoriais quatorze types distincts de héros hétéroclites arrivant sur mes terres et chacun d’eux avait des compétences complémentaires qui leur permettraient de descendre toujours plus loin dans les entrailles mortelles de ces falaises inlassablement frappées par les vagues. L’exploration progressait lentement, il me fallait fournir des quantités ahurissantes de torches car l’obscurité conduisait à la folie et à la mort. Des vivres et du bois pour qu’ils puissent se reposer au milieu de leurs quêtes et se nourrir afin de reprendre leurs esprits et ne pas sombrer comme tant d’autres à cause du stress qui étranglait d’une main impitoyable l’esprit de ces pauvres malheureux, les projetant parfois aux portes de la démence. Le cimetière du hameau où je trainais parfois me renvoyait à mes échecs et bientôt les tombes fleurissaient dans la tourbe de mon fief, m’obligeant à plus de prudence. Je devais prendre mon temps quitte à explorer plusieurs fois les mêmes zones afin que mes sbires acquièrent de l’expérience et me ramènent suffisamment d’or et de legs pour améliorer leurs équipements et soigner leurs maladies physiques et mentales qu’ils ramassaient en même temps que leur maigre butin.
À force de persévérance, je progressais. Les groupes survivaient de plus en plus longtemps et je finissais par recueillir le fruit de mes efforts stratégiques. Je constituais un bestiaire à l’aide des témoignages précis de mes troupes. Allant d’étonnements en incrédulités stupéfiantes tant l’irréalisme grotesque de certaines créatures semblait sortir des divagations d’un esprit malade. Ces informations furent plus tard capitales car je formais les escadrons à identifier les points faibles de leurs ennemis et leur efficacité en fut décuplée.
Huit mois passèrent comme une brise glacée qui charriait encore les feuilles rousses d’un automne fini depuis longtemps, mais que ce lieu surnaturel semblait prolonger toute l’année durant. Les morts étaient de moins en moins fréquentes et les héros finirent par gagner leur titre par voie de faits d’armes. Certains passaient leur temps à la taverne pour décompresser d’autres à l’abbaye pour expier, ou tout simplement prier. Je devais désormais composer avec les manies et psychoses qui les avaient marqués lors de leurs pérégrinations, les maladies mentales étaient aussi fréquentes que les traits de bravoure et de génie. Le sanatorium était toujours plein. La forge était maintenant moderne et efficace et la guilde compétente formait les recrues au pire que cette terre leur infligeait. Parmi mes troupes je voyais désormais des personnages presque aussi terrifiants que les immondes créatures de mon bestiaire. Couturés de cicatrices ou couverts de chaines chacun des mercenaires vétérans était habité d’une noirceur gravée sur ses traits. Même leur allure portait ostensiblement la marque de la perversion, ils arboraient fièrement les restes d’une monstruosité à la ceinture ou des colifichets magiques au pouvoir réel et incontestable.
J’avais dressé une carte de ce sinistre lieu avec les différents accès de chaque donjon qui semblait d’époques et de natures différentes, chacune attachée à un bestiaire et un style architectural particulier.
La première se situait au seuil des ruines du manoir. Des ruines gothiques dont les pierres sombres et le bois poussiéreux hébergeaient sous les toiles d’araignées archaïques des laboratoires alchimiques et des bibliothèques emplies de recueils impies. Ce lieu grouillait d’insectes venimeux et de mort-vivants pourrissants. La deuxième plus profonde était le repère fait d’ordures et de fange de créatures porcines humanoïdes et se situait plus loin sous la terre décrépite. La troisième encore plus profonde était gorgée de sel et de boue rance et serpentait le long des falaises. Elle abritait de redoutables races d’homme-poisson bipèdes qui vivaient dans une puanteur d’iode et de marécage étouffante. La quatrième, était un lieu ignoble et sombre où même la flore était hostile et gangrenée, une forêt famélique d’arbres rabougris et sans âge où se côtoyaient d’anciens lieux saints déchus et des ruines antiques que la lumière du jour n’atteignait jamais. Je cherchais fiévreusement dans le manoir toutes indications ou renseignements sur ces lieux et je finis par trouver dans les mémoires de mon aïeul fou l’entrée, mère de tous les maux, l’entrée du plus sombre des donjons. Désormais entouré de plus d’une quinzaine de braves aguerris, tous vétérans de mon sombre fief je décidais de me risquer à les accompagner dans les enfers.
Le grimoire de mon aïeul décrivait par étape un rituel immonde qui devait localiser la source du mal. Pour se faire je devais me rendre en plusieurs lieux et allumer les feux des autels sacrilèges dédiés à une créature plus vielle que le monde lui-même, afin de l’invoquer. Je suivais donc mon groupe, restant spectateur de leur avancée et me contentais de maintenir allumée la torche qui éclairait notre route vers une terreur de plus en plus palpable. Les murs de ce lieu semblaient vivants et se contractaient à intervalles réguliers comme si une vie malsaine l’habitait. A mesure que nous progressions les mercenaires pourtant vétérans, flanchaient. Leur moral s’étiolait et certains d’entre eux mourraient en hurlant, la main crispée sur leur poitrine à la simple vue des créatures qui gardaient ces tunnels à l’architecture impossible. Je fus également marqué par cet endroit infâme et bientôt j’entendais des voix m’encourager.
« Était-ce réel ? » M’évoquais-je.
Ou bien ma raison cédait-elle sous les coups de cet antre ? Je ne supportais plus le sommeil lors de nos haltes, je restais éveillé. Surveillant la brume pourpre qui jonchait le sol en permanence, je guettais fébrilement l’instant où ces corridors suintants me montreraient ma fin. Les amas de chair et d’os grotesques que nous affrontions glaçaient nos âmes et lacéraient nos esprits définitivement. Ainsi chaque fois que nous remontions les survivants refusaient définitivement d’y retourner, je les observais chuchotant dans une langue inconnue et ma confiance en eux n’était plus que simulacre.
« Ils sont tous fous ! Pas moi. » Me répétais-je.
Les expéditions se suivaient et je restais seul à redescendre inlassablement pour finir le rituel. Il ne fallut que peu de temps pour que mes hommes me dévisagent et parlent de moi lorsqu’ils se croyaient à l’abri de mon regard. Mais j’entendais tout grâce à ce lieu et son pouvoir et je les avais percés à jour. Tôt ou tard ils remonteraient sans moi, m’abandonnant à mon triste sort. J’entrepris de mener jusqu’à son terme ce rituel et lors de notre arrivée à cette porte colossale qui se dressait au fond de ces abîmes infinis j’étais extatique. Enfin j’allais avoir des réponses, enfin le pouvoir que la nuit me promettait sans cesse allait m’être accordé. Sur le seuil de cette immense porte j’observais les lignes gravées à sa surface et ma torche me révélait les traits d’une créature effroyable et pourtant familière. Oui, toute les nuits je la voyais et ne m’en rappelais que maintenant et sa voix retentissait dans mon crâne sans que je puisse la comprendre tant ce dialecte ne semblait ni prononçable ni compréhensible par un être humain. Pourtant j’étais sûr qu’il m’appelait et je finis par céder à cette silhouette sans âge venue des étoiles. La fièvre m’embrumait l’esprit et alors que j’allumais les torches de chaque côté de cette porte immense le regard de mes compagnons de route horrifiés se figeait devant lui. La porte révéla son secret et sur toute sa surface couraient des lignes creusées dans la roche dessinant une créature à tête de seiche prolongée de tentacules de pieuvre étirant une paire d’ailes de dragon au-dessus de son regard vide qui semblait nous fixer. Ses mains couvertes d’écailles se croisaient au centre de la porte formant une serrure et malgré les cris d’effroi de mon groupe je la déverrouillais à l’aide du grimoire qui semblait désormais vivant. La porte s’entrouvrît et une lueur verte éblouissante parsemée d’œils et de bouches décharnées s’échappa de la porte en mouvement baignant les lieux d’une clarté hurlante. Les membres de mon groupe cédaient à la panique à la vue de cette horreur surnaturelle qui s’insinuait dans nos crânes. Certains d‘entre eux se crevaient les yeux tombant à genoux, d’autres tentaient de fuir et tombaient comme figés par la terreur, raides mort. Alors que la lumière m’atteignait je fus pris de panique et me retournais. Je courus comme une proie pourchassée par un prédateur implacable et alors que j’entendais les derniers râles d’agonie de mes compagnons derrière moi je fuyais, enjambant les cadavres et réussissais à atteindre la surface.
Vous qui lisez ceci… FUYEZ !… Il n’y a ici que la mort et la folie comme récompense à cette quête absurde.
La panique me submerge et je ris à gorge déployée, les yeux emplis de larmes, seul dans mon bureau lorsque le cliquetis de la détente se fait entendre suivie de la détonation salvatrice.
Superbe récit lovecraftien! Bravo.
Merci beaucoup.