Quel que soit le medium, la fin revêt toujours une aura particulière. Dernière impression d’un livre, d’un film, conclusion fermée ou au contraire ouverte, elle clôt l’expérience, qui ne sera plus alors prolongée que par les souvenirs et les réflexions qu’ils feront naître. Le jeu vidéo a lui-même un rapport particulier à la fin, sans doute parce qu’il n’en a pas toujours besoin… Avec The Walking Dead et Tales from the Borderlands, Telltale nous offre deux exemples de fins remarquables.
(attention, spoilers inside)
La fin du voyage
Evidemment, nombre de jeux ne s’embarrassent pas d’une fin. Mieux, la fin va, dans un premier temps, complètement à l’encontre du gamedesign mis en place pour la plupart des jeux, lui-même dirigé par le modèle économique : pour retenir les joueurs dans les salles d’arcade, mieux vaut ne pas leur proposer une expérience qui se termine réellement. Les jeux sont alors bien souvent conçus sur le principe de boucle : aussitôt terminé, un nouveau tableau, un nouveau run se lance, assorti d’une difficulté rehaussée.
Et quand bien même une fin concrète est bien présente… sous quelle forme se présente-t-elle ? Finalement, c’est quoi, la fin d’un jeu vidéo ? La cinématique-épilogue, où l’on ne joue déjà plus ? Le combat contre le boss de fin ? Ce combat et la séquence qui y mène ? Il y a quelque chose de flou dans la définition même de la fin, dans la détermination de son commencement. Il ne s’agit pas ici d’en étudier les moindres composantes et variations, mais il fallait le signaler. Contentons-nous de postuler que la fin n’est pas seulement l’aboutissement de la quête des personnages, elle est également l’aboutissement de celle du joueur, qui parvient au terme de l’aventure et plus généralement de l’expérience ludique proposée par le jeu. La définition reste vague, mais suffira pour le moment.
C’est que les jeux se concluent effectivement souvent par un boss final, dont la défaite accordera au joueur l’ultime récompense, la cinématique de fin. L’enjeu est alors de proposer un combat épique, dans des décors impressionnants, et enfin une vidéo amenant les conclusions de l’histoire. On en attend de l’émotion, du grandiose, de l’apaisement parfois. Et puis il arrive que la fin soit elle-même intégrée au jeu, et vécue non pas comme une dernière récompense, mais véritablement comme une dernière expérience. Si les exemples estampillés Telltale Games qui vont suivre sont loin d’être isolés, ils constituent tout de même des cas d’école remarquables.
The Walking Dead – saison 1 : la boucle magique
La première saison de The Walking Dead est indéniablement l’acte de naissance de Telltale, tel qu’on le connaît aujourd’hui. Elle met en place ce gameplay particulier propre aux productions du studio, essentiellement tourné vers le roleplay à travers la gestion des dialogues, et mâtiné de point’n click et de QTE. Et c’est d’ailleurs bien ce que montre l’intro-tutorial du jeu : une séquence de dialogue dans la voiture de police permet au joueur de se familiariser avant tout avec cette mécanique. Puis survient l’accident et, immédiatement après, le tutorial proprement dit : le jeu nous apprend comment nous déplacer, observer notre environnement et l’utiliser pour lutter contre la menace que représentent les zombies. Le tutorial se clôt alors que l’on doit tuer l’une de ces créatures, cet acte de mort signifiant l’entrée du joueur dans le monde de la survie des Walking Dead : le meurtre fait déjà de nous un être plus tout à fait moral (car Lee ne réalise pas encore la situation), mais il était nécessaire. A l’arrière-plan, on aperçoit une silhouette : Clementine assistait à la scène.
Or, que se passe-t-il à la fin de cette saison 1 ? Lee et Clementine ont trouvé refuge dans un bâtiment, alors que Lee est bien mal en point. Mordu, il est sans aucun doute perdu. La conclusion qui se met en place prend alors, à son tour, la forme d’un tutorial : Lee, qui n’est plus en état de faire quoi que ce soit, doit indiquer à Clementine ce qu’elle doit faire. Observe l’environnement, identifie ce qui peut te servir. Ce n’est plus la machine qui apprend au joueur, c’est le joueur qui apprend à la machine. Ce tutorial de conclusion s’achève lui aussi par le meurtre d’un zombie (qui prend également la forme d’un ancien policier, ce qui dramatise symboliquement la menace en affirmant la mort de ce qui était la justice, de ce qui en étant le garant), achevant ainsi la transmission de savoir et d’expérience entre Lee et Clementine.
La construction de cette fin en absolument remarquable. Si le principe de boucle (la fin renvoie au début) n’est pas inédit, il s’avère ici particulièrement pertinent : le cycle de Lee se termine sur l’avènement du cycle de Clementine, qui devra affronter les mêmes dangers et se confronter aux mêmes enjeux ; la survie, lorsqu’elle est le seul but, est bien un cycle. Mais, surtout, cette boucle s’articule au travers d’une grammaire propre au jeu vidéo : le tutorial, qui est naturellement identifié comme marquant un début et un moment d’apprentissage. Ce mécanisme ludique est repris et transformé pour s’insérer en conclusion narrative en forme de passage de témoin. Mieux, malgré le contexte dramatique qui évoque un échec (la mort de Lee), c’est en réalité une réussite qui s’opère : la transmission du savoir, du combat pour survivre. Ce passage de témoin est la marque de la continuité, qui est elle-même l’enjeu du titre : la survie. The Walking Dead – Saison 1 s’achève sur une fin puissante, à la fois sur le fond, mais également sur la forme, car l’expérience qu’elle concrétise n’est rendue possible que par le médium jeu vidéo, dont les codes sont brillamment utilisés.
Tales from the Borderlands : l’écriture absolue
Deux ans après ce coup de maître, Telltale sort Tales from the Borderlands. Entre-temps, le studio a peaufiné sa formule et l’a affinée (une saison 2 est venue prolonger les Walking Dead, et l’adaptation du comics Fables, The Wolf Among Us, est également passée par là). Si, à l’époque des Walking Dead, on hésitait encore à parler de point’n click, on constate maintenant qu’il s’agit bel et bien de simulation de roleplay, le gameplay était focalisé presque uniquement sur les choix de dialogues tandis que les mécaniques point’n click ou QTE se font de plus en plus effacées.
Avec Tales from the Borderlands, Telltale entend pousser le principe de narration dynamique et de storytelling vidéoludique plus loin. Ainsi le studio se détache de ses matériaux de base habituels (les comics Walking Dead et Fables, à l’univers et à la narration sans doute trop marqués), pour se lancer dans l’écriture d’une aventure originale dans un monde qui l’est tout autant (Borderlands a jusqu’ici posé une ambiance plus qu’une véritable histoire). La structure de Tales from the Borderlands consiste en un ensemble de flashbacks racontés par les deux personnages principaux, que le joueur incarne tour à tour jusqu’au dernier épisode où les flashbacks laissent place au présent. Ainsi, le joueur a joué/raconté l’histoire qui s’est déroulée (et qui était donc, d’un point de vue structurel, préécrite), et le jeu se termine sur l’histoire qui s’écrit encore. Et c’est précisément là qu’intervient le coup de génie de Telltale : après un combat gagesque faisant office de boss de fin (où l’on revoit poindre le QTE, parodique en diable comme pour mieux signifier qu’il n’est plus qu’accessoire), la véritable fin de Tales from the Borderlands se met en place à travers tout le dialogue de la dernière séquence, une fois l’arche ouverte.
Ce dialogue a pour protagonistes Rhys et Fiona, les deux personnages qui ont été incarnés par le joueur. S’il est arrivé qu’ils discutent tous deux lors des événements précédents, jusqu’ici le joueur n’en a toujours contrôlé qu’un seul à la fois, l’autre étant alors entièrement géré par l’histoire, et donc la machine. Or, à la fin du jeu, ce sont bien les deux personnages qui sont contrôlés conjointement, si bien que le joueur écrit le dialogue tout entier. Telltale utilise donc son gameplay propre (la gestion de dialogues) pour laisser le joueur écrire lui-même la fin d’un jeu dont il n’avait jusqu’ici que participé à la narration. De plus, le thème du dialogue, à savoir les aspirations des personnages, est évidement un thème de final, ouvrant sur ce qui viendra ensuite. En écrivant la fin du jeu, le joueur décide de de qui adviendra : après les flashbacks puis le présent, le joueur décide de l’avenir, à travers une mécanique purement vidéoludique. Il faut souligner au passage qu’en faisant de Sasha (plutôt que Fiona) l’intérêt romantique de Rhys, les scénaristes ont habilement évité un parasitage amoureux, qui aurait substitué à la fin du jeu la romance ; cela n’aurait eu guère de sens, ni en termes de propos, ni en termes de construction. Le sujet reste donc la fin, vécue sous la forme d’une narration interactive, ce qui renvoie naturellement, en termes de construction, à un futur à écrire.
Il est intéressant de constater que ces deux exemples de fin construite autour de la grammaire du jeu vidéo sont le fruit de Telltale Games, la formule du studio étant parfois décriée car son gameplay limité tend à le rapprocher du cinéma plus que du jeu vidéo lui-même. Mais ce sont peut-être justement les restrictions de ce gameplay qui permettent la mise en place de cette structure, suffisamment cinématique pour en contrôler le déroulement, et malgré tout interactive pour que demeure l’essentiel : le jeu, jusqu’à la fin.