Cibele

Petit ovni vidéoludique, Cibele a tout du projet intrigant : un personnage féminin, de la vidéo live, une histoire d’amour, de sexe, le tout encapsulé dans un design narratif original. Pas de bête racolage pour autant, la mention « basé sur des faits réels » annonçant plutôt un jeu d’auteur. Il n’en fallait pas plus pour nous appâter.

Amours virtuelsCibele - 01

Cibele, c’est l’histoire de Nina, jeune fille de 19 ans en manque d’assurance dont la vie sentimentale est malheureusement vide. Elle discute avec ses amis par mail ou messagerie instantanée, elle aime se perdre dans les jeux vidéo, regarder des films et des animes, partager ses coups de cœurs sur son blog. Ce n’est pas une otaku ou une geek décérébrée ; juste une fille normale introvertie et mal à l’aise avec les relations sociales. Un jour elle découvre Valtameri, un MMORPG qui connaît un grand succès. Elle fait alors, en ligne, la rencontre d’Ichi, avec lequel elle se lie d’amitié. Et bientôt l’amitié devient romance.

L’histoire contée par le jeu est celle d’un premier amour, des premiers émois, des premiers désirs sexuels qui pourraient être assouvis. Des premières expériences que le protagoniste, quelque part, n’osait espérer. Cibele est à la fois simple et sincère, d’un réalisme naïf sonnant comme une évidence : en se basant sur sa propre vie, la développeuse Nina Freeman nous rappelle forcément un/une ami(e), peut-être nous-même. La démarche même, le sujet, ne sont pas communs dans l’univers du jeu vidéo, et il est agréable de constater l’éclosion de ce genre de projet.

Le joueur voyeurCibele - 02

Si les intentions émanant du jeu sont louables, au moins en termes de sujet (l’amour, la sexualité, la femme au centre de l’histoire), le gamedesign, pour sa part, laisse quelque peu circonspect. Une fois Cibele démarré, une courte vidéo montre une jeune femme (Nina), assise devant un ordinateur. Le plan permet de voir qu’elle manipule la souris, et aussitôt le joueur se retrouve face à un bureau virtuel. Un fond d’écran très girly, des icônes indiquant la présence de répertoires, des fichiers texte, des raccourcis dans la barre de tâche, et un pointeur de souris au centre, qui réagit aux mouvements du joueur : pas de doute, ce-dernier incarne bien Nina ; le montage est parlant. Et la mise en scène est claire : en offrant ces documents à la souris du joueur, sans le mettre dans une quelconque disposition en introduisant le contexte (autrement que par une date et le plan précédent), elle l’invite à cliquer sur les éléments du bureau.

Alors on clique, on ouvre tout ce qu’on trouve. Un poème, les archives du blog que tient Nina, les logs de certaines conversations qu’elle a eues sur la messagerie instantanée du coin. Et des photos : des amis, mais surtout des selfies, chacune de ces prises de vue étant une véritable photographie (c’est Nina Freeman elle-même qui incarne Nina dans le jeu). C’est ainsi que se dévoile l’histoire de Cibele. En fouillant dans ces archives intimes, l’on découvre une foule de détails anodins qui, mis bout à bout, racontent une vie. Une vie d’adolescente, avec ses centres d’intérêt et ses maladresses. Une vie que l’on apprend comme si l’on espionnait. Car il y a bien un sentiment de malaise qui point chez le joueur : à cliquer sur ces documents personnels, sur ces photos privées, on se sent intrusif (et les prises de vue réelles accentuent naturellement ce ressenti). C’est qu’aucun choix ne se présente, aucun élément permettant d’influer sur le jeu autrement qu’en le déroulant. Aucun élément nous permettant de nous sentir Nina. C’est bien là le problème : on n’a pas tant le sentiment de l’incarner que de l’observer. Non, le terme n’est pas assez fort : on ne se contente pas de l’observer puisque l’on fouine activement. C’est bel et bien de voyeurisme conscient qu’il s’agit, et c’est pour le moins perturbant. D’autant que cela créé une distance entre le joueur et Nina, qui restent deux entités distinctes, là où il aurait fallu créer un lien d’identification.

Le jeu socialCibele - 03

Cibele comporte deux types de phase de jeu. Les phases « bureau virtuel », dont on vient de parler, et les phases MMORPG. Concrètement, il s’agit de lancer le jeu Valtameri une fois que l’on a inspecté tous les éléments du bureau. Ce dernier s’ouvre alors, et l’on contrôle l’avatar de Nina : Cibele. Et autant le gamedesign des phases de bureau paraît raté dans sa façon de nous éloigner du personnage principal, autant celui des phases Valtameri est plutôt réussi.

Valtameri est un MMORPG assez laid. C’est également un MMORPG inintéressant. Des monstres le parsèment, mais n’attaquent pas. Il suffit de cliquer sur eux pour leur infliger des dégâts et les détruire, ce qui alimente une jauge qui fera apparaître un boss, dont la destruction marquera la fin du chapitre. Alors, pourquoi le gamedesign est-il si réussi ? C’est que Valtameri est vu comme un vecteur social plus que comme un jeu. Et à travers cette vision, c’est l’essence du online qui est mise en scène. Oui, le jeu lui-même n’est pas très intéressant, mais c’est pour une bonne raison : ainsi il est plus facile de discuter avec les autres joueurs, de jongler entre les différents messages privés, de répondre à celui-là pendant que l’on jette déjà un œil sur celui-ci. Le gameplay dans Valtameri consiste à gérer des interactions sociales, à suivre ces conversations tout en discutant avec Ichi, dont Nina s’éprend peu à peu. Le MMORPG est un hub social. Et cette dimension est parfaitement ressentie par le joueur, bien plus sollicité par les icônes de messagerie qui s’agitent et par le dialogue entre Ichi et Nina que par les monstres à occire.

Toutefois on retrouve là encore le défaut des phases de bureau, et l’on a beau multiplier les discussions, jamais il ne sera possible de choisir une réponse. On reste passif devant l’histoire qui nous est racontée. Comprenons-nous bien : la passivité et l’absence de choix influant sur le déroulement de l’histoire n’est nullement un défaut en soi. Mais dans Cibele, cela participe encore à maintenir le joueur à distance, à lui donner le sentiment qu’il observe l’intimité d’une autre.

Cibele s’offre avec sincérité aux amateurs d’expériences narratives singulières. L’originalité de sa mise en forme, alliant virtuel et FMV (Full Motion Video), ainsi que la force de ses thème (amour et sexe), en font un objet digne d’intérêt. Pourtant, son gamedesign se montre perturbant à plus d’un titre, échouant à donner le sentiment au joueur qu’il incarne le protagoniste. Au lieu de cela, on se sent étranger et voyeur, mal à l’aise. Et quelque peu perplexe quant aux intentions de Nina Freeman vis-à-vis de cet état dans lequel elle nous plonge.

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