On vous dit la vérité : cette interview devait être publiée dans notre livre des Sélections GSS 2016 et puis finalement, les messageries en ont voulu autrement et quelques bugs plus tard… On a failli perdre tout ce contenu. Pas de souci : les questions que l’on voulait poser en ce début d’année à Oscar Barda, figure assez célèbre du monde du jeu indépendant, trouvent leurs réponses ci-dessous. Et l’Oscar du jeu indépendant 2016 est attribué à…
Merci Oscar pour ta disponibilité. Pour commencer, peux-tu te présenter, toi, ton oeuvre ?
J’ai fait des études d’architecture, puis sauté directement à travailler comme game designer dans des grosses boites, dans des petites, sur des productions énormes et sur des petits jeux ratés, puis sur des jeux pour apprendre des choses et des jeux pour pas réfléchir.
J’ai ouvert et dirigé l’espace jeux vidéo de la Gaîté lyrique, le premier espace jeux vidéo du monde dans un lieu culturel où nous avons mené des ateliers pour apprendre l’analyse du jeu aux enfants et le plaisir du jeu aux plus vieux à travers des ateliers hebdomadaires.
Depuis des années maintenant je réfléchis d’abord, puis j’écris sur le jeu vidéo, des articles très académiques un peu chiants, des vidéos youtube un peu chiantes ou des articles de vulgarisation un peu moins chiants. Enfin j’essaye. Cette approche intellectuelle et culturelle, couplée à un travail d’accessibilité aux jeux vidéo, m’a valu de conseiller des cabinets de ministres sur les politiques culturelles du jeu vidéo et à donner des formations dans le monde entier (particulièrement sur comment mettre des jeux dans des bibliothèques de manière sensée).
Aujourd’hui je suis Grand Curator (Directeur éditorial) dans une société qui fait du cloud gaming, c’est à dire qu’elle distribue un catalogue riche de jeux sélectionnés et recommandés, tout en abattant les barrières technologiques qui empêchent le plus grand nombre d’accéder au jeu (prix, puissance et entretient de l’équipement entre bien d’autres). J’ai la ferme intention de pouvoir y continuer le travail de ma vie : rendre le jeu plus accessible, mais aussi que nous pourrons abaisser le bilan carbone du jeu vidéo.
À la rédaction de GSS on te connaît surtout pour tes conseils, mais aussi tes coups de gueule à propos de la presse vidéoludique. C’est si désastreux que cela ?
Oui. Ce n’est pas la seule presse où c’est catastrophique, il n’y a qu’à ouvrir un « Elle » pour voir qu’une page sur deux est de la pub… Et que les pages qui sont sensées ne pas en être, encensent les produits qui ornent la pub d’en face. Les magazines auto ou informatique ne sont pas non plus exempts de torts. Mais le fait que mon voisin se comporte comme un imbécile n’a jamais été une bonne excuse pour le faire. Au contraire, c’est plutôt une preuve d’idiotie de notre média que de ne pas savoir faire mieux.
La presse jeu vidéo grand public est en deux strates (enfin en plus, mais je schématise) : les gros sabots, ceux qui ne se cachent même plus d’être une agence de com’ déguisée en site de presse; Et ceux dont les rédacteurs commencent à grisonner et qui sont un peu plus capables d’articuler une écriture. Malgré ça, et sans renvoyer ces deux presses dos à dos, elles passent leur temps à se défendre l’une l’autre. Lorsqu’on crache sur les malhonnêtes agissements des gros sabots, l’autre presse, alors qu’elle est clairement moins lue et moins puissante médiatiquement, vole à son secours.
Alors on a beau vouloir faire des nuances, le corporatisme aveugle pousse un peu tout le monde dans le même panier quand bien même on aurait envie de voir plus large.
C’est quoi pour toi un.e « bon.ne journaliste en jeux vidéo » ?
Pour moi le « journalisme » jeu vidéo n’existe presque pas. Un.e journaliste c’est quelqu’un qui rassemble des informations, souvent des informations non triviales (pas « aujourd’hui il fait froid, faisons un reportage sur le fait qu’il fasse froid ») et les agences pour essayer d’en extraire une vérité ayant de la valeur sur un état du monde, et de le rendre au public par sa propre sensibilité. On pourrait dire que c’est presque comme des comiques pas marrants.
Or dans le jeu vidéo, on a rarement des gens qui obtiennent des informations, elles leur sont délivrées par les gros éditeurs et personne n’ose fuiter des infos. Alors qu’en vrai, tout le monde les a, des milliers de personnes savent sur quel grand jeu est en train de travailler tel ou tel studio. La moitié de la presse US pourrait citer des infos que le public voudrait savoir mais qu’ils n’ont pas le droit de diffuser parce que ça serait « malvenu ». Vous imaginez Médiapart dire « on a des scandales horribles sur tel politicien.ne mais on attend que le procès soit fini en 2045 pour les révéler ?
Donc l’obtention d’informations non triviales étant entravée, passons à la suite, sont-iels capables d’en extraire une vérité, oui (« les graphismes sont beaux ») mais sont-iels capables d’en extraire une vérité ayant de la valeur ? Très, très, très peu savent le faire. Cette si rare valeur dans la presse jeu vidéo, je la trouve la plupart du temps dans le rare interview divorcée de l’actualité brûlante, où un.e dev se lâche un peu et parle de son expérience. Mais c’est rarement une valeur amenée par les « journalistes » qui se contentent de poser des questions souvent trop attendues.
C’est pour ça que la presse française me désole, c’est parce qu’en plus entre Killscreen, Rock Paper Shotgun, l’infinité de blogs Gamasutra et j’en passe, le monde regorge d’écriture de valeur sur le jeu vidéo ! Des devs français.es que je connais écrivent même tous leurs articles en anglais simplement parce que la France n’a pas de plateforme qui leur donne la parole. . Qui va les chercher, qui fait cet effort.
Voilà le problème du journalisme jeu vidéo en France, enfermé qu’il est dans sa routine, il ne fait pas l’effort d’aller fouiller les limites, les recoins et d’explorer le monde du jeu vidéo. Le journalisme s’assied en faisant rebondir les ressorts de sa confortable chaise de bureau, feuillette ses mails, lis quelques communiqués de presse, trouve une clé Steam, joue et dis ce qu’il en pense. Et à n’en pas douter, le journalisme jeu vidéo en France se décarcasse à faire ça, on ne peut pas dire qu’il ne bosse pas… Mais il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Peut être par manque de jugeote, peut être par manque de diversité, peut être par manque de curiosité.
Il y a-t-il selon toi une différence entre la presse française et anglo-saxonne, en termes de traitement et d’équilibre entre « gros » et « petits » jeux ?
En fait la presse anglo saxonne est de fait plus massive, elle a donc une plus grande ombrelle pour explorer les jeux. Mais elle a aussi compris que se diversifier était une force. Elle prend des formules, les appliques, les testes, les redéveloppes… La presse anglo saxonne est fourmillante et des sites meurent et apparaissent toutes les semaines, résultat elle réinvente son périmètre sans cesse. Je ne crois pas connaître, tout spécialiste du milieu qu’on me dise, de site en anglais où les gens vont simplement parce que c’est les mêmes mecs blancs qui écrivent les mêmes reviews éculées depuis 20 ans. C’est presque l’image négative (et fausse, est-il besoin de le préciser) du fonctionnariat : un manque d’énergie systémique qui mène à un engourdissement.
Donc effectivement, la presse EN s’amuse à parler plus des petits jeux pour ce qu’ils sont, simplement parce que pour elle, ne pas en parler serait potentiellement se priver de parts de marché. Mais elle n’en parle pas le coeur sur la main.
THOTH est mis en avant par Double Fine Productions, la société de Tim Schafer. Il est créé par Jeppe Carlsen, qui a travaillé sur Limbo, Inside, 140… Et pourtant, il a du mal à se faire connaître ?
Oui. 40% des jeux présents sur Steam sont sortis en 2016. Vous vous rendez compte ? Steam a 13 ans cette année… Imaginez l’augmentation démentielle que cela représente d’avoir une si énorme part de jeux récents inconnus… Cela veut dire que tout le monde, même les plus connus sont noyés dans le bruit.
C’est grâce à toi que nous en avons entendu parler et en fin d’année 2016, ce fut l’une des Sélections GSS. Content ?
En fait, moi je n’ai rien à gagner à faire connaître des jeux, mais j’ai toujours à coeur cette mission de montrer des beaux jeux au monde. Particulièrement des jeux étranges, originaux, intéressants, curieux. Et THOTH en est clairement un. Alors oui, comme quand on montre son film préféré à un ami et qu’il adore, je suis très heureux qu’il vous ait plu, que vous vous en soyez saisi.
Comment t’es venue cette envie d’aider le projet et l’as-tu fait de façon purement bénévole ?
Je parlais avec Jeppe et j’ai été halluciné, moi qui passe ma vie sur le net avec des dizaines de flux d’infos, moi qui ne vit qu’avec et parmi des devs… J’ignorais que ce jeu était sorti. Vous ne vous rendez pas compte, moi qui me targue de connaître tant de jeux, dont c’est le métier et la science… Moi ignorer encore la sortie d’un jeu d’un artiste que j’admire autant ?!
Alors j’ai joué, j’ai été bluffé comme vous, et j’ai décidé qu’un si bon jeu ne pouvait pas tomber à plat, et j’ai donc fait du lobbying, j’ai voulu que d’autres le découvrent, toujours mu par cette envie de partage.
En as-tu retiré autre chose que de la satisfaction ? Que t’a appris cette expérience ?
Je n’ai pas été payé, j’ai été remercié, mais rien de plus. Mais cette histoire m’a rappelé qu’il fallait faire plus, que même moi je me reposais trop sur mes lauriers et mes sources multiples pour voir ce qui sortait, qu’il faillait fouiller plus, lire plus, voir plus les sombres recoins où les jeux rares se terrent. Et j’ai appris que mêmes mes amis de la presse dont c’est le métier étaient passés complètement à côté.
Pour finir, la question que je pose à tout le monde : c’est quoi, tes jeux favoris de 2016 ?
Hmmm… Dur à dire. J’aurais dit The Witness et Inside, ce qui n’est que très classique. Mais je crois que j’ai pris une belle baffe avec le jeu mobile Mr. Robot et Severed aussi sur iOS. Dans l’absolu ça a été une année pleine de surprises et de merveilles.
Super intéressant cette interview. Y a t-il un site ou une revue fr dont le contenu correspond à du travail de journaliste et non de testeur?
En fait il faut surtout trouver le travail de journaliste à coté de celui de testeur. J’ose espérer par exemple que certains de nos reportages et articles s’approchent du journalisme.
Coté pro, je dirais que Gamekult Premium c’est du très bon journalisme. Même chose chez Canard CPC (les papiers de Netsabes, par exemple, sont souvent formidables). Il y en a beaucoup d’autres.