Les jeux d’enquête, ou du moins les enquêtes dans les jeux, on connait. La structure, la progression, et les différents ressorts qui les accompagnent forment un cadre auquel on est habitué. Bon, et bien oubliez tout : Bohemian Killing vient renouveler le principe.
Un nouveau point de vue
L’enquête est propice au jeu : rien de tel qu’un mystère à démêler pour défier le joueur, qu’une atmosphère criminelle pour l’impliquer par le biais du contexte et de la narration. Le procédé est connu et naturel : il s’agit de faire face à une situation, résultat d’actes plus ou moins nombreux qu’il va falloir reconstituer pour déterminer les causes, les protagonistes, les motivations. Ainsi l’on part d’un fait établi et l’on se met en quête d’indices témoins du passé qui permettront de le reconstruire petit à petit. On suit des pistes, on élabore des théories que l’on confronte aux éléments nouveaux, au profil des suspects, testant les hypothèses jusqu’à ce que l’une d’elles se dégage clairement. C’est là un schéma narratif commun, y compris pour les jeux qui ne sont pas tant focalisés sur l’enquête que sur l’aventure ; la progression d’un scénario de type aventure suit souvent le même chemin. Pour les jeux dédiés au genre, c’est encore plus flagrant (voir par exemple les jeux de la série Sherlock Holmes). Bien entendu, l’un des éléments capitaux d’une enquête réside dans le mensonge, généralement proféré par les suspects, les témoins, les parties prenantes à l’affaire que l’on tente d’élucider (souvenons-nous de L.A. Noire). C’est à ce niveau que Bohemian Killing frappe fort et renverse les codes.
Accusé, mentez
Bohemian Killing débute un peu comme un épisode de Columbo : par le meurtre lui-même. En vue à la première personne, le joueur se trouve dans le couloir d’un hôtel, devant une chambre. Il regarde sa montre à gousset (le jeu prend place à Paris, à la fin du XIXè siècle), entre dans une chambre. Là, il brandit une dague et assassine la femme qui occupait les lieux. Voici donc le cadre du jeu : le joueur est un assassin et, s’il a assisté au meurtre, n’a aucune idée de ce qui a pu motiver ce dernier.
Le cadre de l’enquête est donc d’ores et déjà posé, du moins sur le fond : le joueur se trouve d’emblée dans une position inconfortable, à la fois coupable et ignorant, et le besoin de comprendre vient tout naturellement. Le jeu lui-même va prendre une forme elle aussi toute originale : en effet Alfred Ethon (le personnage incarné par le joueur) est rapidement arrêté et traduit en justice. Bohemian Killing propose en fait de vivre son procès. En d’autres termes, le joueur est invité à retracer les évènements ayant conduit au meurtre, en les racontant lui-même. Concrètement, le jeu prend alors la forme d’une aventure flash-back à la première personne où le joueur est relativement libre de faire ce qu’il veut, chacune de ses actions étant commentée par Ehton, en train de témoigner devant la cour.
Oui mais voilà, si le joueur n’a au départ presque aucune information, il sait au moins une chose : il est coupable. Alors quoi ? Dire la vérité ne ferait qu’entraîner sa condamnation à mort (la guillotine sévissait encore à l’époque) ; le mensonge paraît alors la seule porte de sortie…
Maîtrisez l’histoire
Le premier contact avec Bohemian Killing est assez déconcertant. Pour des raisons techniques tout d’abord : le jeu est graphiquement daté, et distille des temps de chargement nombreux et fréquents qui rappellent les petits tracas des années 90… Mais aussi par son concept déroutant, car lorsque débute le témoignage de Ethon, le joueur n’a aucune idée de ce qu’il s’est passé. Le voilà dans la rue, devant la porte de chez lui, à devoir raconter aux juges le déroulement des évènements alors qu’il n’en a pas la moindre idée. Cette dissonance est gênante car contraire à toute logique : joueur et personnage ne partagent pas du tout les mêmes connaissances. On en vient même très rapidement à se demander à quoi bon mentir pour sauver Ethon, puisque de toute manière on le sait coupable, et rien ne vient nous apporter un semblant de justification à son acte.
Mais c’est qu’en dépit de sa forme, Bohemian Killing est bien un jeu d’enquête : le joueur doit en fait enquêter sur ses propres actes afin de reconstituer le puzzle du meurtre. Certes, ce n’est pas naturel et il faut quelques efforts en début de jeu pour accepter cette structure étrange. On se retrouve alors à fournir un témoignage qui n’a pas grand sens, puisqu’on essaie plutôt d’explorer les lieux à la recherche d’indices. Qui est-on ? Qui était la victime ? Pour quelle raison lui voulions-nous du mal ?
Bohemian Killing est construit en runs, un run correspondant au procès de Ethon tout entier. Le jeu ne change absolument pas de l’un à l’autre, mais un élément décisif se trouve tout de même modifié : les connaissances du joueur s’accroissent. Ainsi le premier run va servir à découvrir les lieux et quelques éléments, qui pourront être approfondis ou utilisés différemment dans les runs suivants. Car il ne faut pas négliger un point : le temps s’écoule et revêt une importance primordiale. A certains moments bien précis se produisent des évènements rapportés par des témoins. L’heure et l’évènement sont connus du joueur car ils figurent dans les documents du procès. Ainsi le voilà contraint de les prendre en compte dans ses actions : s’il ne se trouve pas à l’endroit de l’action au bon moment, son témoignage sera en contradiction avec les éléments de l’enquête, ce qui pourrait bien le discréditer…
Il y a donc les runs qui doivent permettre de progresser dans l’enquête, de glaner des informations sur l’histoire quitte à fournir un témoignage sans valeur qui coûtera la vie à Ethon. Et puis, une fois les informations acquises, les runs devront construire un témoignage convaincant, corroborant les autres éléments tout en cherchant, peut-être, à se protéger. A chaque run (dont la durée varie en fonction de ce que l’on souhaite faire, mais il faut compter environ une petite heure en moyenne), le joueur détermine ainsi le cours des événements, non tels qu’ils se sont déroulés, mais tels qu’il les raconte aux juges ; le joueur maîtrise l’histoire.
Le choix du témoignage
Il y a donc un aspect puzzle qui se met en place progressivement : une fois les informations acquises, il s’agit de fournir des preuves convaincantes, et d’agencer les évènements de telle sorte que l’histoire racontée soit crédible. Il existe plusieurs approches possibles, et le scénario joue habilement avec l’origine bohémienne de Ethon, qui permet de jongler avec le racisme qui va de pair. L’information permet donc de bâtir des stratégies, qui mèneront à différentes fins (huit au total) : se laisser condamner bien sûr, ou obtenir une réduction de peine, peut-être même faire accuser quelqu’un d’autre… Le tableau est alléchant, mais souffre tout de même du fait qu’un certain nombre de fins nécessitent un parcours quasi identique, allant à l’encontre de la promesse de liberté faite par le jeu ; où est la liberté lorsqu’elle s’exprime essentiellement par petites nuances ?
Bohemian Killing est sans aucun doute un jeu intéressant, très innovant dans sa façon d’aborder l’enquête. Le game design autant que la mise en scène se montrent créatifs et intelligemment mis en place, ce qui pourrait faire du jeu un incontournable si certains détails ne venaient pas ternir l’ensemble. La dissonance ludonarrative en est un, et elle s’accompagne d’une liberté quelque peu factice, d’une technique vieillotte et d’une durée de vie malgré tout limitée. Dommage, bien sûr, mais pas rédhibitoire : Bohemian Killing demeure une originalité plus que bienvenue dans le paysage vidéoludique.