Hellblade: Senua’s Sacrifice

Hellblade: Senua’s Sacrifice est l’enfant terrible de Ninja Theory. Le studio anglais s’était déjà fait connaître pour ses beat them all fortement portés par tout un travail en général bien poussé sur leur histoire, le contexte de leur univers et surtout des personnages prégnants. Même si on ne les retient pas forcément pour avoir profondément révolutionnés le jeu d’action, ils restent pour beaucoup, et moi-même, des jeux que l’on n’oublie pas forcément. Peut-être est-ce dû à une forme de sincérité qu’ils arrivent à dégager. Mais peu importe du passé, Hellblade nous promet cette fois-ci de parcourir la folie de son héroïne.



Voyage au bout de l’enfer

Quand on se met à lire quelques articles et interviews portant sur le développement de ce Hellblade, on remarque qu’il s’agit sans aucun doute d’un titre charnière dans la jeune vie de Ninja Theory. Bien que le sacrifice de Senua soit en fin de compte un énième coup de lame dans le genre du hack and slash, il se dégage de son expérience la sensation d’avoir découvert peut-être leur jeu le plus personnel. Et cela se sera fait ressentir tout le long de ma traversée du désert en compagnie de la complexe Senua.

Sur le fond, ce jeu est pourtant un simple beat them all. En effet, évitons de tourner du pot, puisque tel est sa nature vidéo-ludique. Mais est-ce réellement tout ce que l’on recherche dans un jeu vidéo aujourd’hui ? Pour certains, peut-être, pour d’autres, il peut aussi s’agir de vivre de nouvelles expériences que seul ce média est à même de nous apporter. Je n’irai pas jusqu’à dire que Hellblade aura su me retourner la tête dans tous les sens par force d’ingéniosité, mais nier à l’évidence qu’il aura su m’impressionner, me toucher par son jusque-boutisme et sa tonalité unique, serait être malhonnête. Le souci d’une telle critique tient dans le fait que l’histoire de Senua est au moins aussi complexe sur le plan psychologique qu’elle ne peut l’être dans la manière dont elle a été représentée à l’écran.

Quand bien même manette en main il se jouerait comme un énième jeu de combat parsemé de quelques énigmes jouant sur les effets d’optiques, son enrobage joue sur les sens afin de mieux subvertir notre esprit et l’immerger dans celui de son personnage principal. Ainsi on écartant de principe qu’il ne s’agit en fin de compte que d’un jeu d’action assez classique, si on ne s’intéresse qu’à une valeur purement ludique, il me devient possible de parler de ressenti, puisque c’est bien sur les sensations procurées qu’il fut le plus intense. Le fond est par conséquent classique, mais d’un autre côté, la forme est des plus recherchés. Pour parvenir à reproduire la condition mentale de son héroïne, Ninja Theory est ainsi parti dans une direction artistique expérimentale, que l’on associerait plus volontiers à du cinéma indépendant voire à l’exercice du théâtre total. Il s’agirait presque d’assister à un monologue intérieur entre Senua, sa douleur, sa folie, sa maladie mentale.



Heart of darkness

Car Hellblade : Senua’s Sacrifice s’est avant tout vendu comme l’exploration de la psychose de son personnage principal. La volonté de ses développeurs étaient cependant de ne pas traiter son état comme d’un simple effet servant à perturber son public en le mettant mal à l’aise pour la seule raison de le choquer de façon gratuite. Le but annoncé était au contraire d’explorer cet état mental de la manière la plus appropriée et sensible possible, permettant peut-être de toucher au plus près la vérité et sans doute nous offrir une vision différente des maladies mentales que celle véhiculée trop souvent par les médias de masse.

Sur le coup, il s’agira à chacun d’y aller avec sa propre interprétation et sa sensibilité pour pouvoir affirmer avec conviction si telle aura été le cas. Quoi qu’il en soit, dans sa mise en scène, l’aventure de Senua ne laissera sans doute pas indifférent. Ainsi c’est très régulièrement que les effets spéciaux viennent triturer l’image afin de perturber notre sens de la vision. Cette perturbation visuelle va de pair avec celle qui est sonore. Le travail sur le son est en effet sans doute l’un des plus abouti dans le monde du jeu vidéo. Élément pourtant de premier ordre trop souvent relégué au second plan, parfois à peine sauvé par une bande-son de qualité, le design sonore est pourtant à mes yeux une des premières conditions pour permettre la meilleure immersion possible.

Dans Hellblade, on atteint un niveau très élevé dans la manière, non pas qu’il ne puisse pas être sujet à être amélioré, mais tout simplement parce que son paysage sonore s’essaye à expérimenter des choses assez inédites. Une des mises en garde du jeu avant même que je ne puisse démarrer une nouvelle partie, fut de m’inviter à mettre un casque audio sur mes deux esgourdes. Le son est dans le cas présent de type binaural. C’est à dire que le son est joué dans chaque oreille de manière indépendante. En gros, ce que vous entendez dans l’oreille gauche ne le sera pas dans celle de droite. La différence est là avec du simple stéréo ou du surround, dans la mesure où le son de type binaural donne l’impression dans le cas de voix humaines, que l’on vous parle dans le creux de l’oreille, renforçant ainsi indirectement la présence physique d’un individu à vos côtés.

Or pour Senua, ce n’est pas le cas. Son voyage qui joue sur l’ambivalence entre ce qui serait réel et ce qui ne le serait pas sans jamais explicitement le confirmer, se fait véritablement en solitaire. Il lui arrive de parler à des personnes extérieures à son propre corps, mais rien ne nous dit qu’ils sont réellement là, plutôt qu’ils seraient en vérité des projections mentales de par leur apparence éthérée. Le son binaural est par contre là pour représenter ses voix intérieures. L’effet est au départ étrange et presque dérangeant. Personne n’aime qu’un ou une inconnue ne lui parle si près au creux de son oreille. Cette présence prend à terme un rôle pesant permettant alors de mieux ressentir le fardeau de la psychose de Senua.



Voix intérieures

Ces voix sont multiples et ont chacune une personnalité propre. Si l’une d’entre elle se détache et commente avec plus de précision ce que Senua est sur le moment en train de ressentir, les autres sont soi négatives, soi positives. Elles deviennent alors un poids, et casque vissé sur les oreilles, il devient difficile de ne pas parfois en souffrir un peu un fois bien immergé dans l’expérience. Ce choix inédit dans la manière de jouer avec le dialogue interne peu apporter bien sûr la confusion, c’est son but, perturber notre jeu, mais se révèle aussi une ingénieuse idée. Il amplifie de fait l’intimité partagée avec Senua. Malgré la présence de quelques figures réelles ou fantomatiques, lors des nombreuses séquences cinématiques, la caméra effectue un virage à 180 degrés pour mieux nous montrer en gros plan le visage de notre héroïne. Ses émotions et principalement la souffrance de son combat contre sa maladie mentale nous sont alors constamment projetés à notre face, nous rendant impuissant et spectateur de ce qu’elle peut ressentir. La caméra face à elle nous donne parfois aussi l’impression qu’elle nous parle, nous rendant presque coupable de sa dite souffrance. Le résultat est assez particulier, comme si le joueur devenait complice de sa détresse en jouant à ce jeu, manette en main.

L’expérience de Hellblade est ainsi de bout en bout porté par cette intimité, entre ses plans face caméra, le jeu sur le son binaural qui pénètre au creux de nos tympans, mais aussi par tout un ensemble d’effets d’optiques et de lumières. L’un des passages qui m’aura marqué le plus reste sans doute celui où Senua devra évoluer dans l’obscurité presque absolue. Devenue incapable de voir avec certitude ce qui l’entoure, elle devra avancer dans des lieux inconnus où seules quelques formes floues se révéleront à la faveur de quelques lumières fugaces. Le bras porté vers l’avant comme nous le faisons tous perdus dans le noir, elle, ou plutôt nous devrons faire face à cet inconnu en avançant en ayant pour seuls indicateurs de son espace que les tâches lumineuses floues sus-mentionnées, le son, notamment celui de créatures dangereuses qu’il faudra éviter, et, les vibrations de la manette.

Cette intimité se retrouve même dans les combats avec ceux appelés les hommes du nord, des soldats souvent bien plus grands que Senua ne peut l’être, et plus forts physiquement par définition. Ces combats ne sont pas entièrement inintéressants bien qu’ils s’inscrivent toujours dans le même carcan. Ils offrent un minimum de réflexion sur la manière de les aborder, mais la caméra resserrée au plus près de Senua, empêche une bonne visibilité de l’action bien qu’elle serve ce désir d’être au plus proche. Ils sont brutaux et sanglants, sans véritable fioriture et très directs. Il n’y a pas tant que cela de subtilité en eux, les combats semblants au final n’être que la représentation physique de celui que Senua mène contre sa maladie.

Il est intéressant de voire que sa psychose, bien que perçue comme une malédiction par son propre peuple, n’est en vérité pas un frein pour que Senua soit une personne terriblement humaine. Son histoire qui démarre comme la descente aux enfers de la mythologie nordique pour affronter Hela, la déesse de la mort et sauver son amoureux, finit par devenir une reconquête de sa propre humanité en domptant sa maladie afin qu’elle ne soit plus un frein à son évolution en tant que personne à part entière. Ce n’est finalement pas tellement le début et la fin de son récit qui importe, mais bel et bien son voyage.


Hellblade : Senua’s Sacrifice n’est très certainement pas une œuvre qui va révolutionner votre manière de jouer aux jeux d’action. Il reste encore le produit de son époque et de son média en retenant des éléments très classiques de beat them all et de puzzle game, sans véritablement parvenir à fusionner ce fond très basique de jeu vidéo à sa forme, qui elle se détache nettement de la concurrence de par son exécution. Cela dit, peu peuvent prétendre à se targuer d’être aussi impressionnant dans leur exécution aussi bien sur le plan esthétique que narratif, tout en arrivant à jouer sur nos sens par l’image et le son. Rien que pour cela, il s’agit d’une expérience unique qui malgré ses imperfections purement ludiques et en fin de compte envahissantes, parvient à laisser sa marque dans le paysage trop souvent redondant des jeux à sensations.

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