Ghost of Tsushima
Développeur : Sucker Punch Productions – Éditeur : Sony – Date de Sortie : 17 juillet 2020 – Prix : 69,99 €
Alors que l’horizon se rapproche d’une cinquième génération de Playstation, la quatrième ne s’avoue pas vaincue pour autant en sortant ses dernières cartouches. L’une d’entre elles – Ghost of Tsushima – fait presque figure de singularité dans une ludothèque de jeux first party n’ayant pas trop touché au pays du soleil levant malgré les origines de son éditeur. Comme son nom le laisse supposer en partie, le jeu prend place dans le Japon du XIIIème siècle en prise avec les invasions mongoles, et plus spécifiquement dans l’île qui aura donné une partie de son nom au jeu qui nous intéresse aujourd’hui.
Kurosawa en Technicolor
Ghost of Tsushima est l’œuvre du studio Sucker Punch principalement connu à ce jour pour les séries des Infamous et Sly Raccoon. Il est assez étonnant de voir un studio basé aux alentours de Seattle s’attaquer à la culture et à l’histoire d’un pays se trouvant de l’autre côté de l’océan qui les sépare et l’idée voudrait qu’on aille voir avec les principaux intéressés ce qu’ils en pensent. La réception de Ghost of Tsushima au Japon aura été apparemment des plus chaleureuse devenant l’un des rares jeux occidentaux à trouver grâce en ces terres, certains acclamant la qualité de ses détails dans la recréation de l’époque ou l’authenticité de ses dialogues.
Si des japonais le disent, qui serais-je pour remettre en cause leur parole. Ghost of Tsushima semble en tout cas plutôt authentique dans la minutie de sa reproduction d’un pays très différent de celui de ses développeurs, dans une vision néanmoins très romancée que cela soit visuellement, narrativement et structurellement. S’y côtoient avec une étrange facilité tous les climats dans une certaine exagération poétique, le temps pouvant passer d’un orage inquiétant aux charmes d’un ciel ensoleillé dont les rayons de lumière nous aveuglent parfois de leur intensité. La beauté de ses couleurs se marrie bien avec ce qui les anime. Le vent souffle régulièrement courbant l’échine à la flore, tandis que les effets de particules abondent en s’exprimant sous la forme de lucioles, de pluie ou de feuilles tombantes réagissant à notre passage.
Cela étant dit, certaines textures palissent malgré tout en termes de qualité, l’eau reste souvent statique à notre présence, sans doute pour économiser des ressources matérielles et maintenir sa trentaine d’images par seconde. Malgré ses restrictions techniques, Ghost of Tsushima tourne dans des conditions correctes la majeure partie du temps sans nous priver d’un certain éclat visuel. Il compense ses lacunes graphiques par une direction artistique maîtrisée de bout en bout pour sublimer tour à tour ce best of de paysages nippons.
L’explication d’une telle emphase sur la dramatisation de ses effets visuels malgré une approche au demeurant plutôt réaliste, vient sans doute de l’inspiration première dont se réclament ses développeurs. L’influence du cinéaste japonais Akira Kurosawa est évidente notamment attestée par la présence d’un mode portant son nom. Le mode en question passe l’image dans un noir et blanc très stylisé avec un rendu rappelant le grain spécifique des pellicules cinéma de l’époque, mais pas seulement puisque les animations apparaissent par endroit légèrement accélérées pour simuler celle de ces vieux films. Il serait cependant dommage de l’activer au-delà de la simple curiosité tant le travail apporté sur les couleurs mérite qu’on s’y attarde et qu’on lui fasse honneur.
D’autant plus que le cinéma de Kurosawa ne se limitait pas au noir et blanc, mais était aussi un cinéma de la couleur aux tons un peu plus francs et tranchés que beaucoup de films de nos jours. Je pense notamment à “Ran” et à la splendeur de ses plans qui trouvent ici une comparaison tout à fait justifiée. De cette influence de Kurosawa, on retiendra aussi l’utilisation à n’en plus finir de l’iconographie de ses films ou encore de ses duels aux allures de Far West, genre cinématographique qui le lui rendra bien en faisant des Sept Mercenaires la version cowboy de ses Sept Samouraï.
Je vois la vie en rouge
Le scénario de Ghost of Tsushima s’arrange avec la vérité historique pour mieux servir ses ambitions dramaturgiques. Dans son récit, les samouraïs sont dans un premier temps présentés comme étant de grands guerriers vivant selon un code d’honneur un poil rigide malgré tout, limitant leur action face à un ennemi qui ne s’embarrasse guère de telles simagrées puisque seule la victoire compte à ses yeux. Nous ne sommes clairement pas dans une volonté documentariste mais plutôt celle de conter une histoire fictive pleine d’émotions s’appuyant sur un drame historique réel pour lui apporter un contexte solide.
Historiquement, l’île Tsushima fut conquise assez rapidement, les forces mongoles ayant par la suite tourné leur appétit sur le reste du Japon. Pour les nécessités de ce scénario, notre héros du jour, qui se prénomme Jin Sakai, en décidera autrement. Le jeu démarre donc avec Jin aux côtés de son oncle Jito de son état (seigneur local), portant fièrement son armure de guerrier du soleil levant, tandis qu’un râle viril de ralliement poussera l’armée de bushis à affronter l’envahisseur des grandes plaines venant tout juste de leur montrer avec cruauté qu’ils ne sont pas venus pour danser.
Une défaite cuisante attend notre Jin et ses compagnons de bataille. Sauvé par le destin, il devra son salut à Yuna, une jeune voleuse pleine de ressources. Le reste est une histoire que je vous laisse le soin de découvrir tandis que ses objectifs seront très clairs : sauver son oncle des griffes du Khan et débarrasser sa terre natale de ses guerriers mongols. Pour se faire, il devra avoir recours à des méthodes plus radicales et subtiles que l’affrontement frontal, allant ainsi à l’encontre de son code d’honneur.
L’histoire voudra que Jin ait recours à des méthodes empruntées aux voleurs que Yuna lui aura apprises avant tout pour qu’il puisse vivre ne serait-ce qu’un jour de plus, le combat frontal pouvant se révéler suicidaire dans leur situation précaire. C’est malgré tout teinté d’orgueil mais résigné que Jin devra se soumettre aux règles de l’infiltration et de la furtivité s’il désire survivre à cette guerre, sachant que la fin justifie les moyens, les mongols étant supérieurs numériquement parlant, doublés de redoutables guerriers.
Ghost of Tsushima reflète bien cette dualité qui inquiète et partage Jin. Il sait très bien que cette voie l’amènera vers le déshonneur s’il la poursuit plus en amont. Il devra pourtant se résoudre à faire de lourds sacrifices s’il veut reprendre son île des mains de ses ennemis et lui offrir un futur loin de la servitude envers leurs nouveaux locataires. Alors que tout aurait pu laisser penser que son récit lorgnerait exclusivement sur une représentation idéalisée du samouraï en tant que chevalier blanc, sauveur de la veuve et l’orphelin, il en est tout autrement. Au départ, c’est le cas certes puisque Jin se berce encore d’illusions. Et puis, à mi-chemin dans le jeu, il y a aura un moment pivot qui nous amènera à une scission entre Jin et son ancien monde. Il sera amené à faire ce choix difficile que de renier son passé pour donner un futur à son île, même si cela veut dire devenir un fantôme meurtrier loin de toute forme de rédemption et d’honneur.
C’est notamment en explorant les quêtes secondaires que l’on pourra observer toutes ces subtilités scénaristiques amenant un regard plus humain et réaliste en portant sur des thèmes parfois lourds comme la mort, la trahison, la souffrance en temps de guerre et la cupidité parmi tant d’autres. L’occasion de voir que les mongols ne sont dans ce cas pas toujours les plus cruels, la méchanceté pouvant venir de l’intérieur, voire de sa propre famille. Il est peut-être seulement regrettable, jeu vidéo oblige, ou peut-être par manque de temps et de ressources allouables, que certains passages censés être forts en émotion comme la mort d’un proche, n’aient parfois des séquences cinématiques plus longues, avec des pauses, des moments de silence, pour nous laisser digérer l’émotion crue que peuvent vivre ces êtres de pixels. Parfois, la conclusion de certaines de ces histoires semblent effectivement expédiée un peu trop vite.
Le scénario parvient cependant avec une certaine subtilité à ne jamais tomber dans l’excès d’un pathos trop appuyé. Au contraire, il avance en retenue et s’éloigne peu à peu d’une romance idyllique entre son héros et son statut de samouraï pour mieux rentrer dans sa confrontation avec une réalité qui n’en a que faire de ses idéaux d’honneur au combat. On passe ainsi d’un récit peut-être un peu lisse au début vers quelque chose de plus circonstancié et complexe, à l’image de ses protagonistes, le tout dans une mise en scène de la retenue et du non-dit très japonaise. L’ombre de Kurosawa sans doute.
Omae wa mou shindeiru
Il ne serait pas rendre justice à Ghost of Tsushima que de se focaliser sur ses absences de discernement en matière de game design tant elles font pâle figure avec tout ce qu’il réussit. Il est vrai qu’il ne s’agit en définitive que d’un jeu en monde ouvert comme un autre, avec ses étendues de paysages à en perdre la tête et un remplissage, sans doute moins imposant que chez d’autres, d’activités parfois redondantes. Entre les choses à collecter pour améliorer équipement et compétences de Jin, ou celles servant uniquement à l’habiller avec un certain style, le jeu n’est pas avare dans son remplissage qui ne se singularise que par l’utilisation intelligente de points de culture propre au Japon, comme la présence de onsen, ou source d’eau chaude, dans lesquelles Jin pourra méditer sur un sujet de son choix nous permettant d’explorer ses pensées tout en augmentant sa barre de vie.
Si ces activités s’imbriquent parfaitement dans une certaine exploration de la culture nippone, elles n’en restent pas moins, plusieurs heures de jeu plus loin, répétitives et pas toujours très intéressantes, mis à part les séquences de haïkus – pourtant apparus plus tard au Japon – véritable séquence de méditation poétique au milieu de toute cette violence. Comme souvent, un camp d’ennemis libéré ressemblera au suivant. Le gros du gameplay qui fait plaisir tient plutôt dans tout ce qui se rapporte au combat. Jin est après tout un samouraï ; et si sa technique manque encore un peu de finesse et d’expérience au début, de nouvelles compétences et une familiarité grandissante avec l’art du sabre, feront de lui une véritable machine à couper dans le vif du sujet.
Sans atteindre la richesse et la complexité d’un Sekiro en termes de timing notamment, Ghost of Tsushima reste pourtant dans le haut du panier quand il s’agit d’affrontement. Alors, il faut savoir que Jin devenant un fantôme assassin, une bonne partie de l’action pourra se passer dans l’ombre à l’aide de techniques à faire pâlir d’envie un Ezio Auditore. Sachez pourtant que jamais le jeu ne nous impose une façon de faire en particulier en dehors de quelques missions spécifiques pieds et poings liés par le scénario. Il est possible de jouer de la bravade, le coeur gonflé d’orgueil pour mieux affronter directement l’ennemi. Le jeu nous propose alors de le mettre au défi dans une mini-épreuve de réflexes qui, si réussie, fera de Jin un découpeur hors-pair, et tout cela dans une mise en scène très cinématographique.
Pour autant, après quelques dizaines d’heures de jeu et un seul type de mise en scène avec toujours les mêmes angles de caméra pour ces défis, la lassitude peut gagner au bénéfice d’une approche plus directe et sans intermédiaire. Pour se faire, Jin dispose de quatre styles différents pour attaquer, chacun adapté à un type d’ennemi en particulier, qu’ils soient dotés de boucliers, d’épées ou de lances. Jin peut aussi se reposer sur un arsenal pour désorienter l’ennemi comme lui infliger de sérieux dégâts en utilisant une série de gadgets à base de poudre noire, une spécialité mongole de l’époque. Pour le reste, Jin devra compter sur nos réflexes grâce à un système de contre redoutable mais au timing parfois serré, qui une fois maîtrisé rendra chaque bataille plus excitante que jamais.
Rien ne peut battre ce sentiment d’enchaîner une multitude d’adversaires l’un après l’autre avec l’agilité d’un tigre et la férocité d’un dragon. C’est un véritable ballet sanglant aux animations particulièrement soignées dignes des meilleurs films de samouraï. Le détail est poussé dans ses extrêmes parfois avec un Jin qui d’un coup vers la droite du pavé tactile du Dualshock, nettoiera de diverses manières son sabre avant de le remettre dans son fourreau. Alors oui, il est possible de jouer la furtivité. C’est même recommandé dans les difficultés les plus élevées tant on prendra cher à chaque coup. Néanmoins, il est difficile de battre ce sentiment que l’on ressent face à l’adversité, seul contre tous, surtout qu’il n’y a pas de ciblage automatique de vos cibles, ou alors rien de vraiment évident à première vue. Il faut donc prendre en compte le placement de Jin à chaque instant ce qui peut être frustrant quand on doit manier la caméra du joystick droit en simultané. Mais peu importe, jamais je ne pourrai revenir en arrière, ce système de ciblage très libre de l’ennemi apporte une certaine fraîcheur en nous offrant plus de contrôle sur l’action là où d’autres jeux nous faisaient pester en visant toujours le mauvais ennemi. C’est un coup à prendre, mais un coup qui fait plaisir au bout du compte.
Pour un jeu dans sa globalité réussi, bourré de bonnes idées en matières d’ergonomie et de jouabilité contribuant à faire de ce Ghost of Tsushima un titre dans lequel il est facile de rentrer et à prendre en main, il n’est pas exempt de défauts comme certaines cinématiques impossible à passer, et ce plus spécialement quand on sauve un énième habitant de Tsushima. Pour autant, hormis son classicisme de jeu en monde ouvert qui ne change rien à la formule et se contente de la perfectionner à sa façon, voilà un jeu plaisant à jouer, parfois étouffant par son contenu riche, parfois sonnant un peu creux, mais également généreux en émotions visuelles et narratives, aux dialogues sonnant justes et matures. Voilà un jeu qui sent l’amour de son sujet et de ses personnages, façonné avec talent dans la beauté comme dans l’imperfection.
Vasquaal
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