Critique

Chicken police

Développeur : The Wild Gentlemen – Éditeur : HandyGames – Date de Sortie : 5 novembre 2020 – Prix : 19,99 €

Depuis quand le monde a-t-il perdu ses couleurs ? Lorsque mon regard s’égare par-delà la fenêtre de mon terrier, je ne vois que grisaille mélancolique, cercueils bétonnés, et des pauvres types qui flinguent d’autres pauvres types. Mais peut-être est-ce moi qui ne suis plus que capable de distinguer le noir et le blanc. Il faut dire que cette dernière affaire m’a affecté plus que de raison. Legion… l’évocation de ce simple nom me secoue les tripes et me file la gerbe. « J’ai bien envie de me faire un petit blockbuster en ce moment » me souviens-je avoir dit à mon boss. T’es vraiment un crétin Gattu ! À l’époque tu ne savais pas que t’enfilais un manteau bien trop large pour tes épaules de gringalet. À vouloir te comporter comme un chiard réclamant son bonbec, t’as bien failli y laisser ta peau à force d’ennui. Et voilà que le chef est revenu me voir avec un nouveau jeu, à seulement un mois de couler une retraite heureuse au bord des plages sablonneuses de Pornichet. Chicken Police… les poulets policiers… je suis trop vieux pour ces conneries.

Sonny Sings the Blues

Vous l’aurez compris en lisant cette introduction qui sent bon le flic à la voix rauque et au bout du rouleau, Chicken Police est un visual novel qui reprend les clichés des polars à l’ancienne : des policiers en imper ayant un goût prononcé pour le cognac ; des mafiosos un peu trop bien sapés pour être honnêtes ; et ces femmes à gangsters dont le penchant pour la séduction ne doit pas en masquer la dangerosité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le titre des Bulgares de The Wild Gentlemen adopte une esthétique monochrome : cela nous permet de faire un bond dans le passé et de nous immerger dans l’ambiance des films noirs des années 40-50, dans lesquels il puise toute son inspiration.

C’est dans la cité-État fictive de Clawville — qui pourrait très bien être un hommage à la New York perverse et ségrégationniste du siècle dernier — que Chicken Police lâche le joueur. Clawville, c’est un peu le rêve américain version Zootopie ; ici, ce sont des animaux anthropomorphes qui règnent en maîtres, tandis que l’humanité se voit reléguée au rang de créature mythologique. Clawville, c’est aussi le seul endroit au monde où prédateurs et proies cohabitent en paix. Enfin… jusqu’au moment où le fric et la corruption s’en mêlent ; dans ce cas, on sort carabines et mitraillettes et on règle ça dans le sang. Qui a dit que l’Homme était le plus cruel des animaux ?

Dans Chicken Police vous incarnez Sonny, un poulet policier — vous voyez la blague ? — alcoolique et proche de la retraite. Alors qu’il passe ses soirées à siroter du brandy en se lamentant du départ de sa femme, une jeune biche s’introduit chez lui pour quémander son aide : sa patronne Natasha, une célébrité locale et compagne d’un fameux malfrat, a reçu des menaces de mort et demande à ce que l’on retrouve leur auteur. Pas dupe pour un sou, Sonny sent l’affaire retorse qui risque d’impliquer les grands pontes de Clawville. Il fait donc appel à son vieux compère Marty, un séducteur repenti et fana de gros flingues, avec qui il formait jadis un duo d’inspecteurs reconnu dans toute la ville : les Chicken Police.

Le bec du passé

En seulement quelques lignes de dialogue, le titre bulgare réussit à nous happer dans son incroyable univers. Pas avares en bon mots, les deux poulets passent leur temps à se tancer, à s’affubler de sobriquets plus ou moins créatifs et à débattre de leur vision très différente de la vie. Au côté acariâtre de Sonny s’oppose une légèreté bienvenue chez Marty, et on assiste avec plaisir à leurs caquetages remplis de traits d’esprit. Mais Chicken Police ne se résume pas à son unique duo de poulets, il nous introduit aussi une galerie de personnages secondaires hauts en couleur et attachants — la féline Natasha, quelle présence ! — portés par un doublage fabuleux et tout en nuance. La variété des accents qui émane des venelles de Clawville souffle chaudement sur nos esgourdes, et on accueille chaque dialogue comme une nouvelle gourmandise à croquer.

Si l’histoire de Chicken Police se montre très classique — on en devine assez rapidement les tenants et aboutissants —, elle se sublime grâce à un lore riche et une action aux nombreux rebondissements. Bien sûr, on pourra toujours regretter quelques facilités scénaristiques pour sortir Marty et Sonny de certaines situations mal engagées, ainsi qu’une dernière heure de jeu qui tire un peu en longueur. Mais ces quelques défauts sont aisément contrebalancés par une ambiance jazzy on ne peut plus sexy, où le saxo s’associe au piano avec brio. En outre, cette musicalité s’accorde parfaitement avec l’identité visuelle très cinématographiée de Chicken Police, qui mélange éléments graphiques et prises de vue réelles. Chaque tableau regorge de détails qui donnent à Clawville un aspect à la fois corrompu, pulsionnel et finalement fascinant.

Du point de vue de son gameplay, Chicken Police ne sort pas des sentiers battus. On se contente généralement d’épuiser toutes les options de dialogue avec les protagonistes rencontrés pour progresser dans notre enquête et/ou en apprendre plus sur le monde qui nous entoure. S’il existe bien une timide mécanique d’interrogatoire lorsqu’on doit tirer les vers du nez de quelques PNJs récalcitrants — il s’agit alors de choisir les bonnes questions selon la personnalité et les attitudes de notre interlocuteur — celle-ci ne présente aucun challenge puisqu’il n’est pas possible d’échouer. Malgré la présence de rares énigmes, le titre bulgare se dévore en ligne droite et il faudra environ huit heures pour en venir à bout.

Chicken Police, c’est ce croisement pas si improbable entre la bande dessinée Blacksad et un film noir de Jacques Tourneur. Aguicheur grâce à sa plastique monochrome, fascinant de par son atmosphère portée par un vernis sonore enivrant, le titre de The Wild Gentlemen séduit autant qu’il captive. Pourtant Chicken Police ne raconte rien de très original, juste une énième histoire de mafieux en costards et de donzelle à sauver. Mais il a pour lui sa gouaille d’effronté, ce goût pour le verbe absolument délicieux qui fait qu’on lui pardonne tout : ses rares faiblesses narratives et ce gameplay simplifié à l’extrême. Un hommage réussi à une période fantasmée, cela vaut bien une petite sélection !

Image de Gattu

Gattu

Joueur biberonné à quelques vieilleries telles que Secret Of Mana, Half Life ou Day of the Tentacle ; aujourd'hui reconverti sur les jeux narratifs, principalement par manque de temps et... de temps.
THOTH

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