Critique
Cris Tales
Développeur
Dreams Uncorporated
SYCK
Éditeur
Modus Games
Date de Sortie
20 juillet 2021
Prix de lancement
40 €
Testé sur
Nintendo Switch
Issu d’un partenariat de développeurs colombiens décidés à rendre hommage au jeu de rôle interactif saveur japonaise, Cris Tales a ces deux dernières années fait sensation en démos notamment par la qualité frappante de sa dimension visuelle, toute de dessin animé coloré dynamique et chatoyant.
Le souffle prometteur d’une expérience ambitieuse, indé, plus ramassée dans sa trentaine d’heures de jeu proposée en moyenne mais voulue comme s’inscrivant dans les pas de sérieux classiques va-t-il annoncer un âge nouveau, voire le début d’un autre chapitre pour le genre ? Tout n’est pas si facile, tout ne tient qu’à un fil…
ENTRE TRADITION ET TRADITION
Petite orpheline courage ramasseuse de fleurs dans une abbaye, Crisbell démarre la vie d’une manière certes chouchoune et vaguement maussade mais dans un environnement tout de même attentionné et bienveillant. Soudain, c’est l’attaque des gobelins, oh mon Dieu au secours, que va-t-on pouvoir faire contre cette menace? Découvrir le système de jeu, tout simplement, fait de combats au tour par tour et de la mécanique du chef en l’occurrence la possibilité de diviser l’écran par trois dimensions correspondant de gauche à droite au passé, au présent et au futur sachant que notre groupe d’aventuriers restera au centre.
Amener des ennemis à prendre leur forme future ou passée, c’est s’arroger le droit d’exploiter certains états spécifiques nous donnant une chance de victoire. Quand certains monstres faibliront en devenant plus jeunes ou plus vieux, d’autres évolueront de guerriers en magiciens, et tutti quanti. Cet esprit de bataille est bien amené de prime abord, dans un tutoriel décisif qui passe très vite mais qu’il conviendra de parfaitement intégrer d’emblée sous peine de très sérieuses déconvenues.
J'AI DEUX AMOURS : EXTRA-HITS ET PARRY
Car outre la manipulation temporelle, le véritable nerf de la guerre dans les combats de Cris Tales repose sur l’atténuation des coups subis autant que dans l’accentuation des dégâts infligés, ce par une touche de confirmation impulsée à un timing bien précis, soit un chouïa avant l’impact. Sans ce système ailleurs connu sous le nom de parry, le périple s’annonce hostile voire frustrant car l’ennemi prendra vite un avantage ingérable.
De même, les capacités indispensables apparaissant avec l’expérience ou la présence d’un personnage spécifique à venir vont déterminer l’équilibre des combats. Car si prendre le dessus en terme d’attaque physique demande le plus clair du temps d’avoir le sens du rythme (une technique abordable avec un peu de pratique), connaître le nombre de points de vie de l’adversaire passera par une compétence de scan, et l’accélération de notre rapidité sera souvent garante de survie dans des affrontements à potentiel de rudesse non-négligeable.
En fait, si l’esprit des combats d’antan sur les classiques du J-RPG s’avère bien là, devoir souvent s’inscrire dans une voie déterminée pour survivre et l’emporter nous limite à coup sûr le plaisir d’essayer des choses, et de mettre au point sa propre stratégie audacieuse avec les options disponibles. Malgré tout demeurent quelques choix, et bien sûr le plaisir d’aller taper du méchant… heureusement d’ailleurs car du combat dans Cris Tales, il va falloir s’en manger.
Avec ce cadre posé pour les batailles on a déjà un indice, côté conception, de ce qui va nous attendre en terme de sensation dans Cris Tales : un jeu qui certes revisite ce genre de légende autrefois, mais sans prétendre en proposer l’équivalence aux chefs d’œuvre en termes de richesse de par la relative modestie fondamentale du projet, revoyant à la baisse son panel de possibilités même s’il en garde certaines agréables, appliquant à nouveau des codes qui depuis leur apparition ont eu l’occasion d’évoluer.
Proposant dans ses structures un voyage des années 90 en 2021, quoiqu’un peu plus court, davantage en ligne droite, son classicisme non-dénué de fantaisie est ce qui va définir Cris Tales comme un titre de l’entre-deux, pensé par des connaisseurs pour des gens qui sont quand même un peu au courant du sujet abordé et hélas, qui ne s’avère pas vraiment la très belle initiation pour novices ou impatients qu’il aurait pu devenir avec une autre orientation de son développement, quelques piliers notables de la proposition s’avérant susceptibles de mettre à mal la tolérance des non-initiés. Car outre ses personnages bien amenés reconnaissables à leurs archétypes, ses actions au tour-par-tour, ses magies de natures élémentaires, Cris Tales hérite par ses inspirations de l’infâmeux – et redouté par certain(e)s – procédé de combats aléatoires.
Aucune exploration de labyrinthe douteux ne saura donc se faire sans son lot d’interruptions particulièrement intempestives, qu’on peut assez souvent fuir au plus vite et ce n’est pas un mal même si, jeu de rôle oblige, consentir à se plonger dans les combats pour renforcer nos compétences reste l’idée du siècle : la fameuse philosophie du « je fais du surplace un moment pour mieux aller de l’avant par la suite ».
Tardivement, l’équipe de héros pourra dénicher un objet (l’anneau de distorsion) permettant de déambuler sans attaque de monstres, mais cela n’ôte en rien le passage obligé des longues premières heures de Cris Tales, encore moins sa philosophie en termes d’affrontements et de progression au final. Rien ne s’avère trop laborieux ou interminable dans ce domaine, vu qu’on progresse plutôt vite dans l’absolu et qu’on s’amuse à découvrir les pouvoirs successifs qui s’ajoutent à notre actif, il est d’ailleurs à mettre au crédit du jeu que chaque personnage de l’équipe dispose d’une philosophie et d’un système d’action spécifique mais c’est bel et bien face à un esprit de jeu particulier que l’on fait face et dans le fond, Cris Tales ne met pas nécessairement les chances de son côté pour introduire l’école du J-RPG à des personnes qui auraient été intéressées par tout cela mais s’avéreraient perdues au départ. La curiosité et une dose de bonne volonté devront suffire pour passer le cap, à l’ancienne.
LE CŒUR A SES RAISONS QUE LA TECHNIQUE EFFRITE
L’univers de Cris Tales est enchanteur : une foule de personnages assez élaborés s’y côtoie, dans une histoire aux thématiques variées, plutôt bien traitées, servies par des comédiens de doublage talentueux et investis, une musique magnifique signée Tyson Wernli puisant dans nombre de références entendues tout en sachant s’affirmer seule, et atout considérable dans une telle épopée, supportant un grand nombre de répétitions. Il y a même comme une finesse d’écriture, toutes proportions gardées, qu’on avait fini par ne plus attendre, à tort, dans un jeu vidéo.
Ces très hautes qualités sont globalement ce qui peut permettre au joueur d’aller au bout de Cris Tales, ce n’est pas rien, mais est-ce suffisant? À chacune et chacun de trouver sa propre réponse personnelle.
L’aventure peut être suivie avec plaisir malgré une structure de progression parfois étrange dans la deuxième moitié du scénario et des allées / venues de personnages dans le groupe un peu déconcertantes, tout cela reste accessible pour peu que l’on ait bien intégré les mécaniques de base du système des combats. Cependant Cris Tales souffre d’une série de défauts que l’on peut réunir principalement en deux catégories : d’ordre technique, et de conception. Votre résistance à ces divers écueils ponctuant eux aussi l’expérience est sans doute ce qui déterminera le plus votre degré d’attachement ou de réceptivité à la proposition au final.
Sur Switch notamment, Cris Tales souffre d’une légion de temps de chargement, chacun raisonnable en soi mais disposés à peu près partout, entrée dans un lieu, début de combat, fin de combat, lancement de séquence narrative, qui une fois réunis s’avèrent beaucoup trop nombreux pour ne pas entamer l’enthousiasme. Et en effet, à cet égard, on retrouve étrangement cette temporalité de 1995 quand la vie s’offrait à nous plus vaste et intangible, alors que patienter de façon un peu indéfinie entre deux loadings PlayStation première du nom semblait aussi faire partie de l’aventure.
À ceci se greffent une fluidité régulièrement erratique, de petits scintillements d’affichage dans les formes géométriques qui ne rendent pas toujours justice à la splendeur architecturale de ce voyage imaginaire. Sur la dernière partie du jeu, l’absence de plusieurs sons en combat ou lors de scènes importantes du scénario pêche aussi forcément.
Que dire également du manque de précision ou de fiabilité des zones activables pour les dialogues ou interactions lors des promenades en ville, obligeant de temps en temps à se rapprocher plusieurs fois pour engager une conversation, récupérer un objet par exemple, ou encore de l’incohérence de certains dialogues ne se mettant pas à jour après un événement décisif, quand au contraire on ne les voit pas s’activer tout seuls sans même que leur condition de déclenchement n’ait été remplie? Rien de ceci ne vient ruiner l’expérience en soi mais ça l’entache, à n’en pas douter.
Accumulés, ces inconforts ou anomalies mettent un peu de distance entre l’aventure proposée et nous. D’autres bugs plus rares mais sérieux pourront franchement énerver, comme par exemple ce combat de boss figé donc perdu par une absence d’enchaînement dans les tours et qui aura dû être lancé trois fois pour les besoins de ce test. On s’imagine qu’avec de plus amples phases de vérification en interne, beaucoup de ces problèmes auraient pu être pris en compte et corrigés.
AVEC DES SI J'COUPE DU BOIS
Le plus clair du temps, Cris Tales honore pleinement sa promesse en ce qui concerne la direction artistique et la présentation d’un univers bien construit, qui peut même émerveiller. Hélas, du fait de l’ambition du projet, certaines failles n’en sont que plus apparentes. On peut admettre d’une production d’envergure intermédiaire qu’elle ne propose pas mille décors, mais dans ce contexte les cartes du monde paraissent donc plus fades n’offrant qu’un choix proche du simple menu. Que les actions d’exploration temporelle soient limitées à des gestes ou informations ponctuels, pourquoi pas, mais il est très curieux de subir des déplacements aussi poussifs lors de ces phases. Même les quelques facilités occasionnelles de dialogues dans l’histoire, les ellipses parfois problématiques du scénario refroidissent un petit peu ce grand capital sympathie que Cris Tales mérite pourtant dans ses atouts, car il y a pour sûr de la prouesse dans cette réalisation, y compris dans l’âme du titre et pas seulement sa forme.
C’est ce charme qui nous fait espérer une suite perfectionnée, enrichie notamment par une surcouche légère mais pédagogique qui cette fois aurait pris le soin d’expliquer les effets de statut (restés en anglais, parfois abrégés, ici), notre impact sur l’univers en place afin d’accéder à autre chose qu’une fin expédiée en bout d’aventure (la complétion totale du jeu, dans toutes ses sous-histoires étant gratifiante sur le coup mais pas phénoménale de générosité dans sa conclusion ultime). On aurait tant aimé aussi prolonger la découverte des différentes espèces rencontrées via un bestiaire, se remémorer les temps forts par une petite encyclopédie dans le menu d’inventaire… mais ici ces choses restent à la seule portée des imaginaires convaincus, souvent ceux d’ailleurs qui auront gardé en mémoire les plus belles trouvailles du genre au fil des décennies.
De par son petit fardeau de patience demandée, Cris Tales ne met pas toutes les chances de son côté pour convaincre le grand public : il s’agit pour l’essentiel d’une relecture simple et concise d’un genre connu, voire fétiche, pour des joueuses et joueurs qui auraient déjà expérimenté le système du J-RPG.
Malgré tout, ce jeu reste une proposition en partie forte et actuelle par le ton qu’elle adopte, bourrée de talent dans la présentation fabuleuse qu’elle nous soumet, hélas liés à une structure et des dispositifs perfectibles. On en ressort avec quelques très beaux moments mais aussi des passages à vide, pestant contre la technique, des informations trop discrètes sur son système ou surtout, ce manque de fluidité générale dans les actions de jeu qui occultent un potentiel de plaisir procuré. Un potentiel que l’univers de Cris Tales aurait mérité de voir mieux épanoui.