Painocchio
Critique
Two Falls – Nishu Takuatshina
Développeur
Unreliable Narrators
Éditeur
Unreliable Narrators, Indie Asylum
Date de Sortie
8 novembre 2024
Prix de lancement
19.50 €
Testé sur
PC
Le Canada a beau s’étirer sur un immense territoire d’une splendeur à couper le souffle, il est régulièrement boudé par le monde vidéoludique pour y planter son décor principal. Et quand il s’y intéresse, je pense par exemple au thriller glacial Kona ou au jeu de survie The Long Dark, c’est avant tout pour mettre en scène la fragilité humaine face à l’âpreté de la nature sauvage. Certes, les étendues enneigées du Grand Nord et sa forêt boréale se prêtent à merveille à ce genre de fables introspectives, mais le pays à la feuille d’érable peut offrir plus, comme en témoigne son histoire tourmentée. À l’instar du voisin états-unien, la colonisation du Canada par l’Europe occidentale ne s’est pas déroulée sans son cortège de massacres des populations autochtones, de maladies et de conversions forcées à la chrétienté. C’est d’ailleurs ce contexte tragique qu’ont choisi d’explorer les indépendants québécois de chez Unreliable Narrators, avec leur première production Two Falls — Nishu Takuatshina.
La ruée vers le nord
Tout commence par un naufrage. En 1665, un navire rempli de « Filles du Roy » (des femmes issues d’un milieu populaire et qui devaient relancer la natalité ronflante de la Nouvelle-France) s’échoue avec fracas sur les côtes québécoises. L’incident n’épargne que deux miraculés : Jeanne, une fervente croyante qui ne se sépare jamais de sa bible, et Capitaine, son fidèle compagnon canin. Alors que le froid commence à mordre la peau humide de notre héroïne, la survie s’impose aussitôt comme sa principale préoccupation. Par bonheur, Jeanne rencontre rapidement Pierre, un trappeur à la morale trouble qui la prend sous son aile. Comble de la sympathie, il habille même la jeune femme d’une belle fourrure immaculée pour la réchauffer. Ce que Jeanne ne sait pas, c’est qu’elle accepte un vêtement marqué du sceau de l’infamie. En effet, à quelques encablures de l’accident, un chasseur innu du nom de Maikan, découvre un loup sauvagement dépecé. Un meurtre contraire aux valeurs véhiculées par ses croyances animistes, qui aurait provoqué la colère de l’esprit de l’hiver.
Avant de continuer, précisons que Two Falls s’érige comme le fruit d’une politique de réconciliation impulsée récemment par le gouvernement canadien, entre les descendants de colons et ceux des Premières Nations (les natifs). Ainsi, Unreliable Narrators a fourni un remarquable effort de documentation pour dépeindre avec justesse le contexte houleux de l’époque. Cela se ressent en jeu, puisque chaque petit événement, chaque rencontre, chaque tradition s’accompagne d’une explication historique accessible au travers d’un codex. En outre, Two Falls nous fait rapidement enfiler les mukluks (les bottes) de Maikan, pour que l’on puisse comprendre la cosmogonie indigène et ce rapport à la nature aux antipodes de la logique productiviste de l’homme blanc.
un pas vers autrui
Mais là où le titre québécois se montre fort, c’est qu’il réussit à aborder avec nuance les points de vue de tous les protagonistes. C’est au travers des dialogues entre Maikan et Pierre — qu’il sera amené à rencontrer à un moment de sa quête — que l’on saisit le choc culturel en train de s’opérer. Le colon, pas foncièrement mauvais, n’obéit qu’à un principe de survie au jour le jour, où la spiritualité innue ne trouve guère sa place. C’est finalement Jeanne qui servira de passerelle entre les deux civilisations, elle-même animée d’une foi catholique profonde (donc sensible au monde invisible), grâce à sa bienveillance et à son ouverture sur l’autre.
Dans la lignée d’un Firewatch, une de ses principales sources d’inspiration, Two Falls se présente comme un simulateur de marche, qui met par essence l’accent sur la contemplation et l’art de prendre son temps. On alterne par courtes séquences entre une Jeanne désemparée face à l’ampleur des forêts nord-américaines et un Maikan beaucoup plus à son aise. Bien évidemment, au fil de l’aventure, nos deux protagonistes seront amenés à résoudre des dilemmes moraux et à exprimer leur opinion sur des sujets particuliers. Les réponses sélectionnées par le joueur feront chaque fois évoluer la foi de Jeanne (plus ou moins dogmatique) et le rapport de Maikan avec les Français (plus ou moins conciliant). Léger problème, il est dans certains cas difficile de mesurer les conséquences de nos décisions, la faute à des choix de dialogue qui manquent de clarté. Néanmoins, inutile de se confectionner des nœuds au cerveau puisque les péripéties de Two Falls suivent un fil conducteur linéaire, à quelques discussions près.
Tellement linéaire que le studio peine parfois à cacher les rails sur lesquels il nous place durant les trois à quatre heures que va durer le titre. Au-delà même des sempiternels culs-de-sac, il arrive au gré de nos mésaventures qu’un arbre tombe au milieu de notre route et nous empêche de passer, forçant alors, pour le bien du scénario, notre protagoniste à emprunter un chemin de traverse. Sauf que le tronc paraît facile à contourner et que le nouveau passage a l’air encore plus accidenté. Des petites incohérences qui nous sortent un peu du jeu, sans pour autant ternir la beauté de notre escapade sylvestre.
le bon, la brute et le caribou
Car la direction artistique s’élève à la hauteur de la ballade. Le studio a opté intelligemment pour une représentation de la forêt qui diffère selon le protagoniste incarné. Lorsqu’on contrôle Jeanne, les bois se parent de couleurs froides qui lui confèrent un aspect mystique et menaçant. Au contraire, dès que vient le tour de l’Innu, les paysages deviennent plus accueillants, presque oniriques, avec une dominance de teintes chaudes. Cela traduit efficacement l’aisance de Maikan à se mouvoir dans des décors familiers, avec lesquels une osmose se crée. En tout cas, malgré quelques soucis d’affichage, Two Falls dévoile sans cesse de beaux panoramas, et on arpente avec plaisir ces contrées farouches.
En revanche, le même soin n’a pas été apporté dans l’esquisse des humains. C’est notamment dans l’animation des visages que le bât blesse, avec des yeux figés qui paraissent sous l’emprise de psychotropes. Quel dommage, le regard restant un formidable vecteur d’émotions ! Pour citer un exemple concret, on peine de temps en temps à déchiffrer les intentions de quelques personnages secondaires, simplement car leur faciès inerte, ou presque, ne nous communique rien. Unreliable Narrators aurait pu sinon effleurer le sans-faute, surtout que l’atmosphère sonore de Two Falls — les bruits de la forêt, la musique indigène réussie — nous immerge en douceur dans ce récit à haute portée symbolique.
C’est au fil de la rédaction que le macaron Sélection GSS s’est peu à peu imposé. Bien sûr, les détracteurs habituels des simulateurs de marche clameront que Two Falls — Nishu Takuatshina relève plus du dessin animé interactif que du jeu vidéo. Si nous ne tranchons pas ce débat sans fin dans notre conclusion, nous nous contenterons de préciser que le titre québécois s’adresse avant tout aux amateurs de ce genre si particulier. Ceux-ci découvriront alors un soft qui a du cœur, porteur d’un beau message de réconciliation entre deux cultures qui partagent un passif douloureux, aux conséquences encore très actuelles. Dans un contexte interethnique qui suscite des réactions toujours épidermiques, Two Falls s’affirme comme une œuvre d’intérêt public, qui tente de réparer des siècles d’incompréhension mutuelle. Rien que pour leur sensibilité, bravo à toute l’équipe d’Unreliable Narrators !