Everything

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Everything

Le jeu vidéo est un art. OK, l’affirmation est pompeuse, le sens n’est pas évident si l’on s’intéresse finement à la question, mais ne cherchons pas ici de débat philosophique : le jeu vidéo est une discipline artistique. Certains en doutent pourtant peut-être encore. Ils n’ont jamais joué à Everything . David O’Reilly s’est fait connaître dans le monde du jeu vidéo avec Mountain, sorti en 2014. Auparavant, il avait travaillé sur l’excellent film de Spike Jonze, Her, en tant que directeur d’animation sur les séquences de jeu vidéo du film. Son étiquette d’artiste est manifeste après quelques minutes passées à jouer à Everything .

Everything est un jeu proposant un univers généré de façon procédurale, dans lequel le joueur incarne… quelque chose. La nature de la chose est aléatoire. Pour ma part, j’étais un rhinocéros. Autour de moi s’étendait un paysage simpliste aux textures minimalistes. Quelques arbres, des rochers, des herbes… et d’autres animaux. Le premier choc d’Everything est alors intervenu : observant les bestioles qui se déplaçaient, j’ai été intrigué par leur mouvement étrange. Je me frotte les yeux, je fixe l’écran : pas de doute, dans Everything l’animation des déplacements des animaux consiste à les incliner successivement à 90° afin de les faire tourner, tels des roues pas rondes . C’est… réellement étonnant ( et moche ).

On sent bien qu’il y a derrière cette volonté de refuser l’animation classique ( même limitée ) une volonté artistique ou de fond, mais nous y reviendrons plus tard.

Evidemment, lorsqu’on se déplace dans Everything, on obéit à la loi du déplacement par rotation bizarre, que nous appellerons désormais déplacement par culbute ( c’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de placer ce mot dans un contexte non sexuel ). Bien, on explore donc les environs, et le jeu nous ouvre petit à petit ses possibilités. Et il y a quelque chose de très intéressant dans Everything : rapidement, il nous est possible de changer d’avatar .

La grande idée du jeu, c’est de permettre au joueur d’incarner tout objet qu’il croise. D’un simple clic, un halo indique les différents éléments accessibles, et voilà. De rhinocéros l’on devient chameau, éléphant, ou même baobab, ou caillou. Tout ce qui est visible peut devenir un nouveau véhicule pour le joueur. Mieux : Everything propose un système d’échelle, permettant en quelque sorte de zoomer ou dézoomer, afin de prendre possession de choses plus ou moins grandes. Et le jeu ne fais pas les choses à moitié, ouvrant la porte sur l’infiniment petit ( des bactéries, un brin d’ADN, ou même un atome de Carbone ) comme sur l’infiniment grand ( planète ou galaxie ). Oui, Everything permet d’incarner absolument tout ce qu’il propose de voir .

Il faut toutefois apporter une précision : « incarner » est ici un bien grand mot ; que l’on soit une feuille morte ou une forme élémentaire géométrique, une vache ou un acacia, le gameplayOu « jouabilité » en français, fait référence à la façon dont le joueur interagit avec un jeu vidéo. et les interactions possibles avec l’univers, quoiqu’à une échelle différente, seront strictement identiques. Dans Everything, on se déplace, on forme des groupes avec les choses identiques à notre avatar, et c’est à peu près tout . On s’amuse à collectionner les formes d’incarnation possibles ( une encyclopédie les répertorie, et le nombre est impressionnant ), mais on comprend vite que l’essentiel n’est pas là, qu’il y a une signification plus profonde.

OK, revenons donc à l’art. Everything nous place dans une sorte de communion du tout, où le joueur est un lien universel, qui passe du petit au grand, de l’animal au végétal, du concret à l’abstrait . Le jeu est tout entier tourné vers l’exploration, qu’elle soit physique ( on explore la géographie procédurale qui nous est proposée ) ou… autre ( on explore les centaines d’avatars possibles ). On rassemble des groupes, on les fait vaguement ( très vaguement, en fait ) communiquer, se reproduire… et… et quoi ?

Durant les première secondes de jeu, quelque phrases-pensées annonçaient pourtant la couleur : « Is there a point to this ? » ( y a-t-il un sens à cela ? ). On se remémore ( sans mal ) le déplacement par culbute. Et le fait qu’en réalité, certains animaux, en général les petits ou les rampants, se déplacent plutôt par translation chaotique ( l’animation est un régal constant ), tandis que les arbres se meuvent en disparaissant et réapparaissant un peu plus loin, comme s’ils repoussaient le long du chemin pris par le joueur. En d’autres termes, la culbute n’a pas vraiment de rôle significatif, et n’est pas là pour unifier le Tout dans un mouvement unique et symbolique : c’est un mouvement comme un autre ; La culbute n’est qu’une culbute ( moche ) .

Alors qu’est-ce que ce Tout ? Pourquoi Everything tente-t-il de nous donner la possibilité d’être tout, ou plutôt de nous servir de tout pour nous déplacer ? Puisqu’en réalité c’est de cela qu’il s’agit ; on n’incarne pas tant qu’on utilise des véhicules. Régulièrement, des enregistrements audio viennent agrémenter l’exploration du joueur et apporter quelques pistes de réponses. Il s’agit d’enregistrements du philosophe Alan Watts, réalisés pour la plupart dans les années 60. Les propos de Watts vont dans le sens d’êtres interconnectés, ce qui correspond assez bien à ce que propose Everything avec son système de passage d’un avatar à l’autre. Pour autant, le jeu plombe de lui-même le discours qu’il cherche à promouvoir. Car s’il truffe sont contenu de ces enregistrements audio, il le truffe également de… spam .

En effet, environ toutes les 25 secondes ( temps chronométré ; et oui, c’est sacrément fréquent et pénible ), un écran envahissant vient interrompre le jeu, et éventuellement la lecture audio, à la manière d’une publicité, empêchant de se concentrer sur ce qui est dit. Le message profond du jeu se voit ainsi haché par lui, dans un étonnant auto-sabordage.

Ces hachures incessantes, qui cassent de plus une éventuelle immersion contemplative ( si l’on n’est vraiment pas exigeant, la qualité graphique étant discutable ), pourquoi sont-elles là ? Elles portent un message et font très souvent référence à des menaces, des dangers qui pèsent sur le monde. Leur répétition semble indiquer que ces menaces sont constantes, et qu’il faut toujours maintenir son attention même lorsqu’elles sont dépassées ; cela dit, elles n’ont aucun impact sur le jeu hormis leur caractère de spam… et résonnent donc plutôt comme des messages vains sans conséquence, ce qui proposerait une interprétation contraire à ce que l’on vient de dire : voilà donc un élément qui s’interprète de deux manières opposées, et qui de plus concoure à détruire le fond du jeu ; c’est peu ou prou la preuve qu’il n’y a guère de sens à chercher dans l’ensemble, qui n’a finalement pas grand-chose à rien à dire. D’autant que ces hachures sont confuses, et mélangent pêle-mêle de vraies menaces pour le monde ( « monde détruit par la distraction perpétuelle » ) et des blagues de jeu vidéo ( « Assets manquant » ) ; on ne sait plus très bien sur quel pied danser et quel est le but recherché.

Everything pourrait être contemplatif, mais en réalité il n’en est rien ; le jeu est bêtement haché par son propre spam, et la technique et les visuels pêchent trop pour permettre de se perdre dans une poésie visuelle. Everything pourrait être profond, mais en réalité il n’en est rien ; le spam détruit les messages et l’ensemble est trop inconsistant pour fonder une réelle réflexion sur quoi que ce soit. Everything pourrait être amusant, mais en réalité il n’en est rien ; collectionner des cailloux qui se ressemblent ne passionne pas plus que ça. En fin de compte, Everything est trois fois rien ( ok, c’était facile ), et prouve, si besoin était, que le jeu vidéo est un art : on peut tout à fait y trouver des œuvres foncièrement dépourvues de sens .