Ghost of Yotei : Le fantôme de la liberté
Vous vous souvenez quand je vous parlais de Assassin’s Creed Shadows en début d’année en essayant de ne jamais citer Ghost of Tsushima ? J’ai échoué, donc je ne vais cette fois faire aucune promesse, parce que, vraiment, de qui se moque-t-on. Vous l’aurez deviné, on va aujourd’hui parler de Ghost of Yōtei, la suite (mais pas vraiment) de la dernière licence de Sucker Punch, prenant place presque quatre siècles plus tard, avec un nouveau personnage, un nouveau contexte, un nouveau lieu ; bref, on reprend tout et on recommence.

De Atsu naît Miku
Il faut être assez clair dès le début, dans les très grandes lignes, Yōtei se place directement dans la lignée de son aîné (une certaine récurrence chez Sucker Punch quand ils font des itérations). On garde le même principe de jeu d’action au katana en open world, dont les missions que vous choisissez sont pointées par le vent des plaines, avec tout un tas de side quests dont l’indication se fera par des renards ou des oiseaux, des colonnes de fumée, un torii, etc. Sucker Punch n’a pas décidé de révolutionner le cœur de sa formule, tant celle-ci reste efficace, bien que dépourvue d’une quelconque prise de risque. Mais dans ce genre de grosse production, où il est parfois question de cahier des charges, tout est affaire de détail.
Pour commencer, on peut aisément parler de son personnage principal, Atsu, qui a été dépeinte aux antipodes des personnages féminins dont on pourrait avoir l’habitude dans les chanbaraGenre de cinéma japonais appelé "film de Samurai" en France traditionnels. Elle est solitaire, insolente et brutale. Mais elle n’est pas une guerrière au service d’un clan de samouraïs, n’a pas d’honneur à défendre. Elle est simplement la fille d’une musicienne et d’un forgeron, dont la famille a été massacrée sous ses yeux avant d’être laissée pour morte par Saitō, le chef d’un clan puissant dans la région d’Ezo. Oui, encore une histoire de vengeance, comme dans Tsushima, comme dans AC Shadows, et comme beaucoup d’autres jeux avant lui. C’est clairement une facilité scénaristique pour investir le·a joueur·euse et lui donner envie de faire ses 80 h de quêtes interminables pour arriver au but final. C’est probablement son plus gros point noir, et surtout une aberration dans le paysage de Sony, vu que leur jeu de vengeance parfait existe déjà : il s’appelle The Last of Us Part II et est réédité pour la troisième fois.




Le personnage fictif d’Atsu est une figure féministe, celle de la femme du Japon de l’ère Edo qui s’émancipe des règles. Il faut savoir qu’à cette époque, la visibilité et la conduite des femmes dans l’espace public étaient strictement codifiées et dépendaient très largement de leur classe sociale. Faire incarner une femme pendant cette ère, ce n’est pas juste pour rajouter de l’inclusivité. C’est un symbole d’émancipation et de rébellion contre un shogunat qui ira même jusqu’à empêcher les femmes de jouer du shamisen dans les théâtres Kabuki (il est donc tout trouvé comme symbole de lutte dans le jeu). D’ailleurs, le choix de la région d’Ezo (qu’on appelle maintenant Hokkaidō) n’est pas non plus fait par-dessus la jambe. Elle a accueilli le peuple Aïnou, considéré par la génétique moderne comme les premiers natifs du Japon, avant de se faire coloniser (leur peuple ne sera reconnu par le Japon qu’en 2019). L’histoire entière de ces terres parle d’oppression et, en 1603, Atsu représente les gens opprimés. C’est un message fort, accompagné, de surcroît, d’une louve, marquée de tous ses symboles de gardienne et de divinité.

Atsu entretient une loyauté particulière avec une louve, qui intervient comme un ange gardien quand tout va mal. Plus vous allez aider ses congénères dans la région, plus vous pourrez améliorer et favoriser sa présence à vos côtés pendant vos combats ou vos infiltrations. Sa présence peut être justifiée par une envie d’accessibilité supplémentaire, son coup de patte arrivera souvent quand ça se gâte ou que vous perdez régulièrement. Une bonne manière d’aider les joueurs en difficulté (en gardant un côté intra-diégétique), tout en permettant d’être désactivée dans les options pour ceux qui souhaitent rester seuls dans l’adversité.
Comme dit plus haut, Atsu ne fait partie d’aucun clan (elle n’a pas de nom de famille), ce qui fait techniquement d’elle une rōnin (même si, techniquement, les femmes rōnin n’existent pas), mais elle ne suit pas le bushidōCode des principes moraux que les guerriers japonais et n’a pas de maître. Elle n’est pas shinobi non plus, comme a pu le devenir Jin dans Tsushima. Elle n’est qu’elle-même, un esprit détruit qui revient hanter ses oppresseurs. Mais dans le contexte décrit plus haut, sa vengeance personnelle prend vite une autre dimension. Chaque membre du clan Saitō qu’elle abat n’est pas seulement un pas de plus vers son objectif ; c’est aussi un coup porté au système qui a permis le massacre de sa famille. Sa quête de vengeance devient, malgré elle, un symbole de rébellion et lui donnera rapidement le surnom d’onryō, le nom donné traditionnellement aux esprits vengeurs, qui sera connu dans toute la région comme le rempart contre l’oppression des six de Yōtei (vous recevrez souvent des offrandes). Elle n’a plus confiance envers l’humanité et apprécie la solitude. Elle ne vit de toute façon que pour accomplir sa vengeance.
Après le titre très honorifique d’ambassadeur de l’île de Tsushima obtenu par les deux directeurs créatifs de chez Sucker Punch, on sent que le studio a tenu à amener le respect de la culture de la région au même niveau. On aurait juste aimé qu’ils aient le même respect pour leur employé qui n’aime pas trop les fasciste.

Tomber le Shamisen
Maintenant que tout le contexte est posé, parlons un peu plus de ce qu’on fait dans Yōtei. Le point principal, c’est l’exploration, déjà un point clé de Tsushima, et je trouve qu’ici, les potards sont montés un peu plus haut. La map est similaire en taille, mais plus dense, avec clairement une inspiration directe de BotW dans le world building (des activités qui sont visibles par le joueur sans carte, avec un rayon d’effet en cône). Se balader au gré du vent, ça veut dire être attiré par absolument tout sans avoir à ouvrir la carte, surtout que la caméra à cheval adopte une position plutôt inhabituelle. Elle passe en 21:9 (comme dans Star Wars Outlaws), se recule très fortement de votre personnage et se place au même niveau que les yeux d’Atsu. C’est difficile de vous expliquer à l’écrit, donc je vous mets un petit exemple ci-dessous.

Votre point de vue n’est plus la 3eme personne, mais plutôt le vent qui porte Atsu jusqu’à sa prochaine destination. D’ailleurs, la qualité visuelle du titre repose aussi beaucoup sur la quantité ahurissante de choses qui bougent sous chaque impulsion de mouvement et de souffle. Il est assez rare de voir un jeu qui n’est pas à la 1ère personne réussir à ce point à nous plonger dans son univers, et je ne peux que saluer les équipes artistiques qui réussissent un tour de force assez impressionnant sur la PS5, pourtant pas toute jeune dans sa version non Pro. Une petite mention spéciale pour la performance capture des visages (plutôt présente en cinématiques), corrigeant un des gros reproches que je faisais à Tsushima. Ici, les visages sont assez marquants de véracité sans tomber dans le cabotinage (souvent inhérent à la performance capture).

Une fois que vous avez fait votre petite session de voyage, vous voilà arrivé à votre destination. Alors, Yōtei subit encore les défauts de sa formule qu’on connaît bien maintenant, c’est-à-dire une boucle de gameplayOu « jouabilité » en français, fait référence à la façon dont le joueur interagit avec un jeu vidéo. qui tourne en rond rapidement et son schéma classique : on parle à quelqu’un, il nous demande de le suivre, on arrive à un endroit, ça peut être bagarre, infiltration, sauvetage de gens en difficulté, etc. Mais étrangement, même après plus d’une soixantaine d’heures dessus, je ne suis pas lassé. La première raison que je trouve, c’est que le combat a légèrement changé : il n’est plus question de posture, mais d’armes. Ceci enlève un poil de réalisme (Atsu sort des armes de ses poches magiques), mais il y a en tout cinq armes de corps à corps qui vous permettront d’arrêter vos opposants en fonctionnant en pierre-feuille-ciseaux. En soi, toutes les armes permettent de tuer, mais certaines sont plus efficaces pour déstabiliser l’adversaire en portant des coups forts ou en faisant des parades parfaites. Ces armes vont devoir être apprises auprès des différents maîtres dispersés sur la carte, amenant un point intéressant. Atsu n’est pas une guerrière entraînée (elle a juste appris le combat à l’épée avec son père et son frère), elle n’est donc pas aussi réceptive aux apprentissages que pouvait l’être Jin Sakai. Le premier entraînement que j’ai fait (le jeu vous laisse largement le choix de savoir ce que vous allez apprendre en premier et qui vous allez tuer), c’est les doubles sabres. Pendant cet apprentissage, on doit trancher des bambous au travers du mini-jeu bien connu de la série, mais avec un sabre à la main gauche.
Lors des premiers essais, le mini-jeu est volontairement dur et nous fait appuyer sur des touches pas pratiques à enchaîner. Chaque échec amène du coup un nouveau jour qui passe, et avec lui un nouvel essai un peu plus simple. Ce n’est pas incroyablement ingénieux, mais suffisamment malin pour donner la sensation de vraiment s’entraîner. Je suis un poil déçu, car cette idée n’a pas aussi bien pris sur les autres armes (c’est souvent qu’on est un peu plus lent au début avant de pouvoir les maîtriser). J’aurais aimé que chaque arme laisse place à un moment d’entraînement similaire, avec un mini-jeu ou des inputs complexes à entrer. Une fois que vous aurez toutes les cartes en main, en plus des différents outils comme les kunai ou les bombes fumigènes, le jeu va rapidement accentuer la difficulté des combats. Il va vous demander de savoir switcher entre vos différents outils de mort pour être le plus efficace possible, tout en enchaînant parades et esquives, car vous serez toujours dépassé par le nombre d’opposants.
L’autre point qui bloque la lassitude, c’est la méthode d’approche. Tsushima proposait déjà la possibilité d’être un samouraï honorable qui affronte ses ennemis de face, ou de devenir un shinobi, qui tacle direct la carotide sans être vu. Le scénario amenait automatiquement une bascule vers le monde des ombres et, même si on pouvait toujours bourriner dans le tas, on était beaucoup poussé à vivre caché. Dans Yōtei, Atsu n’a aucun problème avec les honneurs et toutes ces histoires de bushidō, elle peut vouloir affronter directement ses adversaires ou alors préparer son assaut dans les hautes herbes, ce qui fait que la majorité des situations peuvent être abordées de ces deux manières. Mais par la présence de 5 armes, avec chacune leur arbre de talents, celui lié à l’infiltration est plutôt léger. Certaines armures et charmes offrent des bonus de furtivité, mais rien de comparable avec ce que propose AC Shadows, par exemple (que je conseillerais bien plus si c’est ce que vous cherchez). On manque de couverts en coin, d’outils concrets pour ne pas être vu, il reste très minimaliste. La raison vient du fait qu’Atsu n’est pas une shinobi mais une chasseuse : elle ne se cache pas pour ne pas être vue, mais pour l’effet de surprise. Dans les faits, on sent l’envie de vouloir proposer le jeu au plus grand nombre et de ne pas bloquer ceux qui n’aiment pas la furtivité.
Si on rajoute aussi le savoir-faire acquis par Sucker Punch pour faire respirer le joueur avec l’exploration, la solitude et quelques mini-jeux (le sumi-e est très agréable), cela rend les quelques cinquantaines d’heures tout à fait plaisantes. Il y a même des chasses à la prime, toutes avec un personnage singulier et une petite histoire. Il ne réinvente pas sa formule, il la peaufine, lui ajoute plus de granularité, plus d’émotion et même plus de sensations, vu que c’est actuellement (je pense) l’un des jeux Sony qui utilisent au mieux ce que peut faire la DualSense de la PS5. Les vibrations très nuancées accentuent les cordes de shamisen qu’on gratte, ou le vent qui secoue nos vêtements, ou encore le petit haut-parleur qui double les sons situés près des oreilles du personnage. Il y a un peu de motion gaming quand on fait de la cuisine ou qu’on passe à notre forge pour améliorer notre épée (rassurez-vous, ce n’est pas tout le temps présent, mais ça accentue certains moments). Les gâchettes adaptatives offrent une résistance avec une corde d’arc ou quand on grappine un truc à dégager ; Yōtei pousse l’immersion derrière l’écran à son maximum en utilisant la manette à son avantage, et il le fait bien mieux que d’autres. Si le jeu finit porté sur PC dans le futur, on ne pourra que conseiller d’utiliser une DualSense aussi, tant on perdrait de l’expérience avec une manette simple (voire un clavier/souris, mais il n’y a personne qui fait ça sur ce genre de jeu, n’est-ce pas ?)

Il y avait un autre shout-out que je voulais faire, c’était aux character designers, notamment ceux qui se sont occupés d’Atsu et de ses nombreuses variantes cosmétiques. Il y a un travail formidable de couches de vêtements qui ajoute toujours plus de caractère et de volume, sans jamais tomber dans l’extra farfelu (je te regarde, AC Shadows). Les tenues ont toutes beaucoup d’allure ; chacune d’elles, avec ses différentes variantes suivant les améliorations, peut être variée en choisissant l’armure, le masque et le casque. Tout est disponible en grande quantité, de quoi parfaire complètement vos différents setups en fonction de vos besoins (au niveau des passifs donnés) et de vos envies. On adore la personnalisation à outrance ici, et j’ai été comblé.
Finalement, ça a toujours été le maître mot de cette licence, et la volonté depuis le début : immerger le joueur dans un contexte, une époque, un personnage. Il faut utiliser tout ce qu’il y a à disposition dans le jeu vidéo pour ça, et il fait ça bien. Il faut peut-être avoir une attache avec la culture et essayer d’aller toujours un peu plus loin dans la compréhension de l’époque, quitte à aller faire un tour sur internet pour comprendre un peu plus les détails, et que le combat mené par Atsu est probablement aussi important et symbolique que de repousser une invasion mongole d’une île. C’est là que réside la vraie force de Yōtei. Le combat de Jin visait à sauver le corps d’une nation ; celui d’Atsu, bien plus personnel en apparence, cherche à en soigner l’âme. C’est peut-être là un combat tout aussi fondamental.











